QUEL ÉTRANGE SILENCE…
Il vient de nous quitter. À 97 ans. Avec lui, disparaît une certaine idée de la littérature qui refusait toute concession à la facilité et à la médiocrité. Du Château d’Argol au Rivage des Syrtes et autres Lettrines, Julien Gracq a bâti une œuvre essentielle qui fait de lui le plus grand écrivain français du XXe siècle. Et, pourtant, tout bien pesé, quel étrange silence… PAR HERVÉ LOUBOUTIN
Je me souviens de ma première visite à Saint-Florent-le-Vieil en mai 1991. Ayant consacré une émission de radio (sur Alouette FM) à sa vie et à son œuvre (sous l’œil intéressé de sa sœur et d’une amie), Julien Gracq m’avait proposé de le rencontrer, chez lui, près de l’île batailleuse. Je savais les vi-sites initiatiques. Quasi religieuses. Le témoignage de Jean-René Huguenin qui avait été son élève était encore bien présent dans mes souvenirs. Mais la réalité dépassait ce jour-là toute fiction. Pour préparer cette visite, j’avais relu quasi toute son œuvre, avec un coupe-papier à la main (José Corti oblige !), ne possédant pas encore les deux somptueux volumes de La Pléiade, édités de son vivant.
Pour ne pas rater ce rendez-vous « historique », j’avais alors, comme beaucoup de ses invités, déjeuné seul à La Gabelle, en bord de Loire, au pied de sa maison. Avant de sonner à la lourde grille, le cœur serré, je savais que j’allais croiser une légende. Elle m’ouvrit la porte… Le choc fut brutal ! Au-delà des époques, des vies et des œuvres, j’avais vraiment l’impression de vivre un moment unique, un véritable privilège. Je songeais à Combourg et à Chateaubriand. Je revoyais l’appartement d’Hugo, place des Vosges à Paris. Bref, je savais que je poussais la porte d’un immense écrivain…
La visite fut extrêmement sympathique, Julien Gracq qui avait écouté l’émission, cherchant à savoir les raisons pour lesquelles on lui avait consacré deux heures entières, un dimanche, sur une radio « libre » qui émergeait encore à peine des ondes régionales enfin libérées…
Le petit salon en entrant, à gauche, avec son fauteuil de cuir tanné par les ans, et le rituel gracquien (porto ou thé au caramel) servi par sa sœur toujours souriante et amicale.
Cette rencontre printanière fut la première mais pas la dernière. À de nombreuses reprises, j’eus la chance merveilleuse de revenir à Saint-Florent, seul ou accompagné d’amis, avec lesquels nous déjeunions à La Gabelle en présence de l’auteur des Eaux étroites qui appréciait toujours ces rencontres aussi cadrées qu’une visitediplomatique. À ces rendez-vous des bords de Loire, souvent partagés avec Sacha Bauquin, Catherine Decours, Jean-Yves Paumier, Robert de Goulaine (mes amis de l’Académie de Bretagne) se greffèrent ceux d’écrivains de renom qui voulaient ren-contrer le « grand écrivain » comme ce fut le cas avec Jean Bothorel, avec Patrick Poivre d’Arvor ou avec Érik Orsenna…
Ce dernier qui choisit pour nom d’au-teur, Orsenna, la capitale du Rivage des Syrtes rencontrait pour la première fois son auteur. Un moment inoubliable bordé par une ferveur littéraire re d’altitude ! La forme d’une ville… Ancien élève du lycée Clemenceau de Nan-tes, Julien Gracq a consacré à l’ancienne cité des Ducs de Bretagne un livre unique : La forme d’une ville. Un ouvrage qui scelle un pacte éternel entre un grand écrivain et une ville qui ne l’est pas moins ! PPDA devant la maison de l’auteur. Julien Gracq ouvre lui-même sa grille, avant de faire salon…
C’est pourquoi, Jean-Marc Ayrault, le député-maire de Nantes a eu raison de l’accompagner lors du dernier adieu ! Comme Hervé de Charette, le maire de Saint-Florent, qui le croisait souvent. Fidèle à la Loire, son grand voilier vernien et à la Bretagne, son belvédère arthurien, Louis Poirier compagnon de Julien Sorel et des Gracques de la Rome antique vient d’appareiller. « J’espère mourir vite, écrivait-il dans Lettrines 2, dès que les chemins de la terre ne me seront plus ouverts »…
Le grand chemin qui mène au bonheur n’avait pour lui aucune limite… Au-delà de l’homme qui avait deux visages (celui du professeur introverti et du poète lumineux), Julien Gracq aura imposé un style et une manière de vivre la littérature et la culture, à contre-courant de notre époque et de nos mœurs. Tant mieux si certains libraires redécouvrent aujourd’hui ses livres (en piles désormais à l’entrée!), la lecture de son œuvre est un enrichissement permanent. Commencez, par Argol, superbe et envoûtant…■
lundi 31 mars 2008
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