Le cœur liquide de l’océan, contre son propre cœur…
Dès que le navire est parti, dès qu’il a franchi le goulet du port, on est dans l’aventure. Pourtant, prenez les journaux de bord des navigateurs : il ne s’y passe rien ils sont truffés de détails anodins, presque puérils. C’est une tasse qui tombe, à telle heure, à cause d’un coup de tabac… Il n’empêche : le moindre de ces faits devient passionnant, parce qu’il est porté par la surface menaçante de la mer. L’ordinaire est transfiguré, revigoré par l’écume. Et c’est bien cela, l’aventure : la confrontation entre un univers dangereux, hostile, qui peut se dresser à chaque instant contre la coque, et l’aspiration intérieure vers la tranquillité, la domestication. On recrée sa maison, mais au cœur d’un élément sauvage, dans une solitude crénelée de vagues. Sur l’océan, tous les dangers, toutes les aventures demeurent en attente. L’océan les retient captives. En prenant la mer, on dénoue les captivités de ces différentes aventures. Comme un cheval, qu’on libère de son écurie, qui vous entraîne et que l’on tente d’apprivoiser. Et puis, la solitude… En pleine mer, on voit l’étendue de son esprit, la surface de l’océan vous renvoie sans cesse l’image de vos pensées, le martèlement de votre pensée contre les parois de votre crâne, qui sont aussi celles de la cabine, du bateau. Je lisais qu’un navigateur, pendant la récente course autour du monde, avait été obligé de mettre en route un générateur, pour échapper au bruit de la mer. Je suis sûr que les marins entendent encore longtemps l’océan, quand ils sont revenus sur terre. C’est une caverne qui mugit à leur oreille… pas besoin, comme dans les histoires d’enfant, d’écouter un coquillage. Ils entendent le cœur liquide de l’océan, qui bat contre leur propre cœur, le halètement profond de la mer contre la pulsation du navire. Ils sont comme dans un monastère, mais ici le monastère est entouré d’un désert liquide. L’écriture ressemble à la navigation. Quand on commence un livre, on s’enferme dans une cabine. Il faut trouver une langue, qui est l’océan sur lequel on vogue. Tant qu’on n’a pas cette langue, il est impossible de partir, on est en cale sèche… Le bateau, ensuite, on le construit de ses propres mains, à l’aide des premiers mots qu’on emploie. Et puis on se calfeutre à l’intérieur de ces mots, avec des hublots pour voir à l’extérieur.
Michel Chaillou
mardi 1 avril 2008
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