jeudi 3 avril 2008

Une matinée avec Gracqjeudi 3 avril | 01:23 commentaire d'un article du point de ce jour.

Jo GatsbyUne matinée avec Gracqjeudi 3 avril | 01:23
Hommage littéraire. Tombeau de Louis Poirier, alias Julien Gracq, fin 2007 à Angers. Le sort aura été cruel avec le plus authentique des Florentais. Natif de Saint-Florent-le-Vieil, à deux encablures de Nantes, le premier des écrivains français à avoir été édité vivant dans la collection prestigieuse de La Pléïade est mort l'avant-veille de Noël dernier au CHU d'Angers, ville qu'il n'affectionnait pas particulièrement. Retour sur une visite en 1992, où se mêle le souvenir de ses obsèques angevines. Rencontrer Julien Gracq et revivre. Telle était l'expérience fabuleuse qui fut la mienne lorsque par un jour froid et ensoleillé de la fin janvier 1992, j'eus la chance de voir s'ouvrir devant moi la porte du plus mythique des auteurs français vivants, rue du Grenier à sel, à Saint-Florent-le-Vieil. Une seule couronne l'autre jour sur son cercueil, portée par un ministre des affaires étrangères d'hier, descendant d'illustres vendéens, avec la mention : «Hommage des florentais au plus illustre de leurs contemporains». Le Mont-Glonne en émoi. La traversée du grand pont sur la Loire qui précédait l'entrée dans le bourg de sa commune, les ruines du château de Gilles de Rais une fois laissées sur notre gauche à Champtocé, puis la Loire et ses brumes blanches traversées, restait un virage à gauche après ce pont équipé de haubans à l'ancienne ; puis encore une fois à droite pour entrer dans la rue du Grenier à sel, au nom prédestiné, comme tous les noms qui auront jalonné la vie de Louis Poirier. Jusqu'à celui de «l'Avenue des Poiriers» conduisant au crematorium de Montreuil-Juigné (Maine-et-Loire, au nord d'Angers), où une petite foule de fidèles et de rares élus ont veillé l'autre jour sur sa sépulture. Jusqu'au bout, le règne du vocable roi. Il habitait au n° 3 de la rue. Une clochette à tirer, deux courtes volées de marches en pierre à grimper et déjà, il ouvre sa porte. Sa maison, dès le perron, est une machine à remonter le temps, à sortir de la finitude. Il y règne une ambiance un peu ancienne, feutrée, calme, où l'araucaria cher au héros du Loup des Steppes d'Hermann Hesse aurait trouvé sa place sans peine, l'odeur de cire en moins. Salon... Gracq nous introduit alors assez vite dans un petit salon situé à gauche de l'entrée, où de brèves présentations eurent lieu. Il nous propose des sièges. Une photographe amie de l'écrivain et journaliste Jacques Boislève n'expliquera ce qui l'amenait alors à me suivre qu'après environ une heure et demie de discussion non stop autour de ses «Carnets du grand chemin», son dernier essai d'alors, publié peu de temps après par l'éditeur José Corti ; sa boutique a pignon sur rue donnant sur le jardin du Luxembourg à Paris ; lequel l'avait connu à ses débuts, chez qui Julien Gracq avait fait éditer son premier roman, «Le château d'Argol», en 1938. Corti l'a précédé dans la mort, mais la maison a envoyé son représentant pour l'adieu. Accueillant, prévenant, l'homme est tout à l'objet de notre visite, installé dans un fauteuil, près d'une table sur laquelle je peux poser de quoi écrire et l'ouvrage à la couverture rose passée, un peu comme celles des oeuvres poétiques latines qui auront fait souffrir des générations de potaches, mais dont le format plus épais et moins large donne d'emblée la sensation tactile d'une épaisseur, d'une ampleur sémantique, d'une qualité littéraire. Louis Poirier alias Julien Gracq m'offre alors le redoutable honneur d'engager la suite d'une conversation dont j'appréhende tout d'abord qu'elle n'ait tôt fait de le lasser, de lui sembler un peu superficielle, en dépit de tous mes efforts pour en garder la hauteur à un degré raisonnable d'intelligence et d'humanité, d'à propos littéraire et de sens, à partir des quelques remarques notées la veille sur la petite carte laissée entre les pages du livre par l'éditeur avec cette mention imprimée : «Hommage de l'auteur absent de Paris». Sa voix est plutôt agréable. Elle ne semble pas atteinte par le demi-siècle passé de littérature dont il fait état. Le soleil qui éclaire la partie droite de son visage austère et paisible, telle une figure hiératique du génie textuel incarné qu'il était déjà aux yeux de ses pareils, académiciens inclus, laisse entrevoir par moments un quasi amusement dans un regard un rien marqué par les cernes ; presque une sorte de jubilation intérieure, un reste d'enfance que des années de géographie, d'histoire, et surtout de commerce régulier avec les mots lui avaient peut-être appris à effacer, à peine montée à la surface, comme des bulles crevant une eau limpide mais un rien sombre. Non, il ne comprend pas pourquoi on s'intéresse à lui. Par deux ou trois fois, il emploie le mot «taciturne» en parlant d'autres écrivains qu'il a connu, autant de statues au Panthéon des lettres à nos yeux, mais ce «taciturne» là ne semble pas être pour lui quelque chose de péjoratif : ni un défaut, ni une qualité de ces présences-là, seulement ce par quoi il se souvenait d'eux, autour d'une table et d'un repas partagé. Il nous parle ainsi des Mauriac, Char, Breton, Eluard, Aragon, comme nous de nos voisins de rue, ou de palier. S'étonne d'entendre frapper à sa porte la presse littéraire moribonde d'une époque consumériste en faisant, un rien matois : «mais pourquoi viennent-ils me chercher jusqu'ici, n'ont-ils pas trouvé dans la jeune génération la relève qu'ils espèrent tous ?». Pas d'interview, non, un simple échange. Gracq ne veut pas d'une « interview » en bonne et due forme, avec questions et réponses comme autant de simulacres de mémoires défaillantes, et se fait un rien critique en évoquant ces renvoyeurs d'ascenseurs éditoriaux incapables d'écrire sur un livre sans pratiquer à outrance la citation «comme une faiblesse de la pensée, une incapacité à dire sa propre version du texte, trahissant ainsi une mécompréhension de l'oeuvre et une vraie paresse intellectuelle». Peu après, un certain Jérôme Garcin remplira deux pleines pages grand format d'une célèbre revue culturelle parisienne d'un interview de Gracq recomposé en questions-réponses, truffées de citations de son livre, façon prêtre intégriste du temps des lumières lisant à ses ouailles les «bons» extraits de l'ancien testament pour leur éviter de tenter d'en entendre la portée profonde ! Quelle trahison ! Quel lèse-Gracq ! En lisant, en écrivant, en parlant, en écoutant, Gracq troque l'esbroufe contre l'échange réel. Il nous parle de « l'ama » des écrivains du XIXe siècle, tout le XIXe siècle, les romantiques et les autres qu'il cite sans déplaisir, pour nous expliquer « l'idée d'un numen habitant l'écrivain dans la solitude et lui communiquant seule sa force de pénétration et son originalité ». La plus courte mention d'un thème relevé dans ses «Carnets» suffit à lui faire identifier le passage concerné, l'amenant aussitôt à développer, échafauder une démonstration sur son écriture, illustrer ce qu'il a décrit, avec une très grande justesse, sans jamais quitter d'un yota sa trajectoire imprimée, ni s'éloigner d'un poil de ses routes littéraires ou de ses perceptions paysagères truffées de découvertes de génie. Ainsi, lorsqu'il évoque le passage des toitures en ardoise à celles en tuiles, à l'endroit même où se situe la fracture tellurique entre le bassin parisien et le sous-sol plus malléable, calcaire, marbré, prévendéens des Mauges ligériennes, posé aux yeux du géographe et artiste comme une frontière géopoétique naturelle entre l'Anjou bleu républicain et les marches du choletais. Sans doute est-ce là un des points qui impressionnent le plus sûrement chez cet homme qui ne craint pas, tout en s'en excusant au regard des gens de ce métier, de devoir dire que Voltaire était pour lui une sorte «d'écrivain-journaliste», et que par ailleurs «la mortalité infantile, en littérature, demeure bien supérieure à celle qui touche tous les autres arts majeurs» ! Chose qu'il attribuait ce jour-là au «pantouflage» tout comme au caractère décidément peu lucratif de l'activité littéraire, dès lors que celui qui s'y adonne en attend une réelle «qualité», sans laquelle son exercice ira déraper vers d'autres genres plus malléables, souvent source d'une toute autre prospérité. Rouaud parlant de Lindon et de son amour du pouvoir. «Casanier»... Il se disait «casanier» malgré ces carnets de routes qui traversent une partie de l'Europe et des USA, malgré ces années d'enseignement tant en province qu'à Paris, et ces années lumière de fulgurances intellectuelles dans la traversée de la littérature européenne, passée, présente et en devenir qu'il n'avait de cesse de peser et de sous peser sans sectarisme aucun entre les genres et les auteurs, vénérant un Henri Beyle alias Stendhal comme d'autres alias Orsenna l'ont vénéré pour monter plus vite au firmament télévisuel mais ont boudé l'ultime hommage à sa dépouille : hormis Jean-Philippe Le Guillou, Pierre Mesnard, Jacques Boislève, Georges Cesbron, Joseph Raguin le journaliste et critique originaire du segréen, côté lettres, Pierre Brana le Girondin, Jean-Marc Ayrault le Nantais, Hervé de Charrette le Florentais côté politiques, une centaine d'anonymes tous eu ou prou fous de sa prose, fascinés par la beauté de ses romans, mais pas un seul élu angevin pour se recueillir sur son cercueil - municipales ou inculture oblige - en écoutant un peu de Wagner, quelques notes de Chopin, et la dernière lecture d'un passage du «Balcon en forêt» par la fille de sa filleule venue spécialement d'un pays encore plus lointain que «le rivage des Syrtes» pour cette dernière heure angevine avant les cendres. Il était couché là, entre les planches, invisible aux yeux, sensible au coeur. Hommage à l'auteur, absent pour toujours de Saint-Florent-le-Vieil. D'autres que lui ont vu le monde dans son entier. Lui, assurait-il modestement, ne l'avait pas fait. Il l’avait seulement écrit sous toutes les coutures, imaginaire compris, sans faute de frappe ni contresens. Christophe Journet Ses oeuvres Au château d’Argol, 1938
 Un beau ténébreux, 1945
 Liberté grande, 1947
 Le Roi pêcheur, 1948
 André Breton, quelques aspects de l’écrivain, 1948
 Le Rivage des Syrtes, 1951
 ( Prix Goncourt, qu’il refuse) Prose pour l’Étrangère, 1952, Penthésilée, 1954
 Un balcon en forêt, 1958
 Préférences, 1961
 Lettrines, 1967
 La Presqu’île, 1970
 Lettrines II, 1974
 Les Eaux Etroites, 1976
 En lisant en écrivant, 1980
 La Forme d’une ville, 1985
 Autour des sept collines, 1988
 Carnets du grand chemin, 1992
 Entretiens, 2002 www.jose-corti.fr/auteursfrancais/gracq.html
milol33Julien Gracqmercredi 2 avril | 19:03
Merveilleux Julien Gracq. Je regrette de ne pas être allé au moins une fois à sa rencontre, dans son petit village...

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