vendredi 11 janvier 2008

Le Monde: La belle vie des morts, par Régis Debray

La belle vie des morts, par Régis Debray
LE MONDE | 10.01.08 | 14h09 •







Sans fleurs ni couronnes ni photos. Pas de cérémonie. Cercueil au feu et cendres au caveau de famille. "Notre plus grand écrivain vivant", Julien Gracq, avait stipulé par écrit que sa mort soit un non-événement, et ainsi fut fait, après Noël. Nous en avions ri de bon coeur, quelques semaines auparavant, dans sa maison de Saint-Florent (personne de plus imprévisiblement drolatique, disert et sociable que ce faux ronchon). "Quand la mort viendra, disait un prudent, j'aimerais mieux être absent. Moi aussi, je crois bien.

- Le fait de disparaître ne vous effraie pas ?

- Non. On ne disparaît pas complètement, on peut se souvenir de vous. Et puis, je suis géographe. Le mot de passe en géographie, c'est l'érosion. On s'éteint comme les plantes."

L'homme du oui à la nature voyait venir sa fin avec la lucidité impeccable et enjouée du stoïcien. Pas important. "Mon corps, ma vie, vous savez, je n'y suis pas ou si peu." Julien Gracq fuyait trop l'emphase et la posture pour se vouloir, tel Saint-John Perse, "la mauvaise conscience de son temps". Ce fondu au noir, logique chez un furtif sans carrière ni biographie, pose néanmoins une question gênante à une époque pour laquelle c'est son niveau de visibilité sociale qui fixe à chacun son degré d'existence. Par-delà la place faite à la littérature dans la Cité du show-biz, naguère à l'estomac, bientôt à la poubelle, il s'agit de savoir si survie et postérité font encore sens.

Notre civilisation est sans doute la première qui, refusant de se laisser interroger par la mort, n'a cure des épitaphes et des tombeaux. Soit. La gloire aujourd'hui est anthume ou n'est pas, pixels et décibels obligent. Nos rituels funéraires sont des lapsus, ou des aveux. Ils disent l'histoire intime de nos modèles d'excellence et de nos machines à rêves. Le complice d'André Breton, qui ne se prenait pas pour un mage et tenait à rester n'importe qui, n'était pas l'ami des hommages officiels. Simplement indifférent, ou goguenard.

Les funérailles nationales, depuis 1920, quand les trois couleurs recouvrirent la bière d'Anatole France, ne portent pas spécialement bonheur aux écrivains. Proust se porte mieux que Barrès. Et Mallarmé que France. Mais les honneurs décernés ou non aux dépouilles de ceux qu'il est convenu d'appeler des grands hommes en disent long sur notre type idéal d'humanité. Le président Sarkozy pourrait accorder sans doute demain des funérailles nationales à Johnny Hallyday, comme de Gaulle l'a fait, en 1945, pour Paul Valéry. Au nom d'une certaine idée de la réussite. Les totems de la Bibliothèque nationale ne sont pas ceux de Disneyland, mais la "Star Ac'" aussi a son merveilleux (inverser une hiérarchie n'est pas verser dans le nihilisme). A chaque époque, ses incomparables qu'on voudrait contagieux. L'accompli d'après-guerre écrivait ; le nôtre chante. Il rêvait en français ; le nôtre se rêve américain. La vidéosphère a changé son héros d'épaule. Affaire de générations.

On jugera candide ou ringarde l'idée, héritée de la Renaissance, que les arts et les lettres sont les seuls aptes à triompher de la mort. Se déduisait de cette honorable présomption que l'oeuvre d'un artiste, qui fera lever, telle une ligne de fuite, un jeu d'échos infini, importe plus que son carnet d'adresses, sa bobine ou ses vices. Qui connaît la gueule de Lautréamont ? Il alla longtemps de soi qu'il y avait un hiatus entre une fugitive personne physique et son alter ego qui nous lègue un monde, ou un nouvel accent. Les deux ne relèvent pas du même univers. Une photo et un tableau, le nu et son modèle, non plus.

C'était le privilège des souverains et des présidents, oints par l'huile sainte ou le suffrage universel, d'avoir deux corps. La carcasse précaire d'un individu inhumé dans son village, Colombey ou Château-Chinon, et son double sublimé, abstrait, immortel et symbolique, qu'on dépose dans la nef de Notre-Dame. Le double enterrement était de rigueur quand on savait distinguer entre le nous d'une nation et le moi-je d'un champion de passage, en charge d'une communauté qui le précède, l'excède et lui succède. Maintenant que les rock stars ont annexé les chefs d'Etat à leur univers survolté et volatil, la chanson politique ne survivra pas au chanteur.

Le tout-à-l'ego ne fait pas l'affaire du développement durable. C'est désormais aux écrivains, aux artistes qui souhaitent échapper au temps par la forme qu'il incombe de réhabiliter la tradition en péril du dédoublement des corps. Pour que l'oeuvre survive à l'ouvrier. Louis Poirier s'est éteint comme le protagoniste du Balcon en forêt, l'aspirant Grange, à l'état civil évasif : "Il tira la couverture sur sa tête et s'endormit." Julien Gracq, lui, n'a pas dit son dernier mot en s'endormant.

Qui sera le plus fantomatique en 2108 ? L'omniprésent du jour ou l'hyperabsent d'hier ? Le premier vit dans la prunelle de millions d'éberlués et s'éclipsera avec eux. Le second hantera longtemps encore l'imaginaire de 10 000 liseurs, puisque tel est, en France, l'effectif mystérieusement stable des envoûtés du style. La secte littéraire est mal vue, mais elle voit plus loin que les hypnotisés de l'image. Le temps a ses vaincus, ceux qui lui courent après, sur les covers, au hit-parade. Et ses vainqueurs, ceux qui lui tournent le dos, les gris artisans du mot juste. A eux le rebond des renaissances posthumes, à eux la belle vie, la vraie. Un pari encore assez plausible pour sauver de l'écoeurement les déprimés du Nouvel An.

Régis Debray est écrivain, directeur de la revue "MédiuM".
Article paru dans l'édition du 11.01.08.

jeudi 10 janvier 2008

Mémoire d’un lycéen de Quimper dans L'Humanité

L'Humanité
le 9 janvier 2008
TRIBUNE LIBRE
Mémoire d’un lycéen de Quimper
PAR JEAN JAFFRÉ, AGRÉGÉ DE LETTRES CLASSIQUES
Après la mort de Julien Gracq
La nouvelle de la mort de Julien Gracq va mobiliser autour de sa célébration posthume la critique littéraire spécialisée, qu’il maltraitait avec une belle insolence dans la Littérature à l’estomac, comme il manifesta son refus du prix Goncourt. Je ne suis pas critique littéraire, mais je l’ai tout lu, au rythme des parutions, dès que j’ai reconnu, je ne sais trop comment, qu’il était, derrière la façade médiatique, M. Poirier, mon professeur d’histoire et de géographie en classes de troisième et de seconde, au lycée de Quimper, dans les années 1937 et 1938. Un maître difficile à oublier, personnage uniformément vêtu d’un complet de drap noir, veston, gilet, chemise blanche et cravate également noire. Une sorte de gentleman anglican, un peu raide mais sans sévérité ostentatoire. Il entrait dans la classe sans se soucier du cérémonial habituel, assis-levés…

Le silence allait de soi. Assis au bureau, sur le piédestal, il extrayait de la poche intérieure de sa veste un petit paquet de fiches, le posait sur le bureau, et parlait l’heure entière, d’une voix monocorde, mais au timbre « chaud ». Aucune communication personnelle entre l’auditoire et l’orateur. Si ma mémoire reste si précise, c’est qu’il m’impressionnait. Du premier rang où j’étais assis, je prenais consciencieusement des notes sur le cahier qui me servait pour nos compositions trimestrielles.

Ce personnage de pédagogue distant, manifestement composé pour économiser les rites inutiles et toute compromission sentimentale dans l’exercice de sa performance professionnelle, se dédoubla, à ma surprise d’enfant naïf, quand mon père m’emmena dans une réunion électorale, dans le quartier populaire de la ville que nous ne fréquentions guère, où je reconnus sur les tréteaux, toujours aussi sévèrement costumé, mon professeur d’histoire faisant le discours de présentation du candidat communiste à l’élection, un rôle qui supposait une fonction de dirigeant dans ce parti. C’était le temps de l’apogée du Front populaire, qui mobilisa des foules dans notre petite préfecture provinciale. Et mon papa ne manquait pas de m’emmener par la main à toutes les manifestations. Instituteur syndicaliste, sans parti, le Front populaire répondait à ses vagues espérances d’une société utopique. C’est ainsi qu’à un grand bal du syndicat des enseignants - qui se clôtura à minuit par une vibrante Internationale - je reconnus mon professeur d’histoire assis dans un coin à une table en compagnie de sa collègue du lycée de filles. Il fut le seul professeur du lycée à faire cette grève des fonctionnaires auxquels Daladier promit la révocation. Souvenir d’autant plus vivace qu’à table, à mon père qui s’était aperçu qu’il avait été presque seul à faire grève dans la ville, ma mère répondit doucement qu’il nous resterait heureusement son salaire elle.

Au lycée, sous le préau, j’assistai par hasard à une scène : M. Trellu, mon professeur de lettres de l’année suivante, sportif, navigateur, catholique d’Action française, s’en prit à M. Bouynot, mon professeur de seconde, que les menaces de Daladier avaient intimidé, invoquant a contrario l’exemple de M. Poirier, son collègue, courageusement fidèle à ses convictions. Une scène occasionnelle que ma mémoire n’a pas retenue par hasard, qui n’est pas indifférente à ce que je suis devenu.

La guerre déclarée en septembre 1939, des professeurs disparurent de mon paysage lycéen, mobilisés. Incidemment, je croisai dans une rue de Quimper deux lieutenants en uniforme qui devisaient en se promenant. M. Poirier et M. Guéguen (maire communiste de Concarneau et conseiller général, que je reconnaissais depuis que nous l’avions par hasard rencontré, avec mon père), et je compris à leur conversation qu’ils étaient d’anciens condisciples de l’École normale. J’aurais donné cher pour savoir ce qu’ils se confiaient en ce temps de pacte germano-soviétique - que M. Guéguen condamna publiquement, ce qui n’empêcha pas qu’il fût arrêté par la police de Vichy et fusillé à Châteaubriant.

M. Poirier, cependant, était fait prisonnier. Je l’ai croisé en 1943, descendant le boulevard Saint-Michel.

Une brève conversation, une poignée de main, quelques mots d’encouragement à mes études…, il ne tenait pas à s’attarder.

C’est plus tard que j’ai compris que M. Poirier et Julien Gracq ne faisaient qu’un. Et commença alors à m’intriguer, à le lire, l’énigme de ces trois personnages en un seul quand je n’en connaissais encore que deux, déjà difficiles à réunir : il publiait déjà, sans qu’on le sût, son premier livre (1938), le Château d’Argol. On disait encore qu’il était un redoutable joueur d’échecs. On ne saurait parler de masques, ou de facettes. Ni de rôles, comme pour un acteur de théâtre. Celui d’auteur, au sens où on l’entend dans les institutions, il l’a violemment décrié dans la Littérature à l’estomac, puis ridiculisé publiquement en refusant le prix Goncourt. Il mena parallèlement sa carrière de professeur de géographie, jusqu’à son terme, la retraite. Avare de confidences biographiques, il ne livre au lecteur que quelques souvenirs de son passage à Quimper, des réunions de cellule chez les pêcheurs du Guilvinec - la rédaction du journal local qui commençait à lui peser, la silhouette en trois lignes d’un de ses collègues du lycée où je reconnaissais mon professeur de lettres, M. Trellu, non nommé. Pas un mot de son camarade Guéguen, fusillé à Châteaubriant pendant qu’il était lui-même dans un stalag en Allemagne.

Relisant ce soir, après des années, quelques pages du Beau Ténébreux, ce qui m’enchante c’est la description, inlassablement recommencée, de la mer longeant l’arc de la plage. De longues phrases qui avancent au rythme de segments qui se superposent dans la mémoire comme le mouvement de la houle, battant la côte avant de gonfler en vagues d’écume qui se fracassent sur le bord de la plage puis se retirent brisées en langues que le sable boit par tous ses pores. Un spectacle, obstinément recommencé, que j’ai longuement observé par fascination depuis mes lointaines années d’enfance sur la grande plage bretonne de mes vacances.

lundi 7 janvier 2008

Café de Flore, 24 octobre 2000

Café de Flore, 24 octobre 2000
Julien Gracq et la géographie
Ce mardi 24 octobre, à l’initiative de Gilles Fumey, le Flore accueillait un café géographique déguisé en café littéraire, ou un café de littérature essentiellement géographique. C’est selon. On venait célébrer le nonagénaire Julien Gracq, pseudonyme du naguère géographe Louis Poirier ; et l’on s’est employé à montrer que l’auteur était resté géographe dans ses écrits littéraires.


Deux Gracqistes célèbres étaient conviés pour cette démonstration : Erik Orsenna a emprunté son pseudonyme à la première phrase du Rivage des Syrtes ; publier son premier roman sous son propre nom la même année que sa soutenance de thèse d’économie (1973) ne paraissait pas très sérieux. Quant à Yves Lacoste, sa découverte de Gracq fut plus tardive (1987), mais à la première lecture, il décela que le Rivage des Syrtes "était un roman géopolitique".

De Louis Poirier à Julien Gracq : Les paysages vus par un géographe

Le Rivage des Syrtes, un ouvrage géopolitique ?

De Gracq, on apprit l’itinéraire : Louis Poirier fut d’abord à la sortie de l’ENS, géomorphologue, écrivant en 1935 un « Essai de géomorphologie de l’Anjou » dans les Annales de Géographie : s’il y décrit le contact entre le massif ancien et le bassin sédimentaire, il y mêle déjà les références historiques. Son premier texte publié (1934) dans la même revue décrivait « Bocage et plaines dans le sud de l’Anjou. » Sa thèse, qui aurait montré le rôle du climat en Union soviétique ne fut jamais achevée : la guerre, le pacte germano-soviétique peut-être (Gracq était communiste) en sont responsables. Le voilà donc professeur de lycée. Son dernier texte de géographie, rappelle J.-L. Tissier, présent dans la salle et qui connaît bien l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil, date de 1947 dans la Revue critique, « Sur l’évolution de la géographie humaine » : d’une géographie verticale, liant l’homme à son milieu, on passait à une géographie horizontale, décrivant des relations aplaties qui le firent quitter la géographie, mais Gracq garde une certaine tradition de cette géographie d’avant-hier, très présente dans ses textes littéraires.

Dans l’oeuvre de Gracq, deux évolutions ont été notées par Erik Orsenna : les hommes et leur Histoire s’estompent peu à peu pour ne plus laisser que le décor. Après s’être débarrassé du "bric à brac" surréaliste (Le Château d’Argol, 1938, peu apprécié par nos animateurs), Gracq s’oriente vers la promenade et le regard passionné : de ce décor laissé quasiment vide, il s’attache à décrire à la fois l’éphémère et les structures, l’éternel et le fugace, la couleur d’un instant de la journée et ce qu’il y a derrière les paysages. Il y a une obsession de rendre compte, comme dans le cas de Turner qui peignait deux ou trois aquarelles dans la journée. J.-L. Tissier souligne cette « urgence de la description » : Gracq s’estime être à la fois porteur d’une tradition géographique et littéraire : il fait référence au Vidal de La Blache du Tableau. Chez Vidal, remarque Y. Lacoste, les territoires sont plus grands.

La figure du Gracq qui écrit en promeneur est sans cesse évoquée, avec ses préférences : la ville, univers minéral, est peu appréciée, ou bien il imagine une sorte de ville ou l’herbe repousse (J.-L. Tissier). Pour Erik Orsena, La forme d’une ville qui décrit Nantes est en fait le temps d’une ville. Enfin, cet homme de l’Ouest n’aime guère le sud (Rome est absente) et il a travesti des paysages du Nord ou de l’Ouest dans le décor apparemment méditerranéen du Rivage des Syrtes.

Yves Lacoste, s’est davantage attaché à décrire la dimension géopolitique des ouvrages de Gracq, et en particulier du Rivage des Syrtes. Celui-ci a été édité en 1951, mais mûri depuis l’avant-guerre dans la hantise d’Hitler : on sent venir le danger de l’autre côté de la mer des Syrtes : le premier chapitre décrit une vieille citadelle au bord d’une mer au-delà de laquelle se trouve un empire. Erik Orsenna appelle cela « l’attente de la catastrophe » ; « est-ce que la géographie ne serait-pas une drôle de guerre ? » Ce rôle de Cassandre géopoliticien est encore souligné par Yves Lacoste (s’y reconnaît-il ?) lorsque montrant le sens du mouvement, de l’enjeu et de la stratégie chez Gracq, il évoque la figure d’Hérodote, parti en Egypte car les Perses viennent de s’en emparer et qui rend compte devant l’assemblée des Athéniens : « Le géographe, c’est celui qui peut expliquer ce qui peut se passer. » On ne peut être plus clair.

Compte rendu : Marc Lohez


URL pour citer cet article: http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=66

Café geographique : La géographie ou la la littérature à l’estomac ?

La géographie ou la la littérature à l’estomac ?

À partir du moment où il existe un public littéraire (c’est-à-dire depuis qu’il y a une littérature) le lecteur, placé en face d’une variété d’écrivains et d’œuvres, y réagit de deux manières : par un goût et par une opinion. Placé en tête-à-tête avec un texte, le même déclic intérieur qui joue en nous, sans règle et sans raisons, à la rencontre d’un être va se produire en lui : il « aime » ou il « n’aime pas », il est, ou il n’est pas, à son affaire, il éprouve, ou n’éprouve pas, au fil des pages ce sentiment de légèreté, de liberté délestée et pourtant happée à mesure, qu’on pourrait comparer à la sensation du stayer aspiré dans le remous de son entraîneur ; et en effet, dans le cas d’une conjonction heureuse, on peut dire que le lecteur colle à l’œuvre, vient combler de seconde en seconde la capacité exacte du moule d’air creusé par sa rapidité vorace, forme avec elle au vent égal des pages tournées ce bloc de vitesse huilée et sans défaillance dont le souvenir, lorsque la dernière page est venue brutalement « couper les gaz », nous laisse étourdis, un peu vacillants sur notre lancée, comme en proie à un début de nausée et à cette sensation si particulière des « jambes de coton ». Quiconque a lu un livre de cette manière y tient par un lien fort, une sorte d’adhérence, et quelque chose comme le vague sentiment d’avoir été miraculé : au cours d’une conversation chacun saura reconnaître chez l’autre, ne fût-ce qu’à une inflexion de voix particulière, ce sentiment lorsqu’il s’exprime, avec parfois les mêmes détours et la même pudeur que l’amour : si une certaine résonance se rencontre, on dirait que se touchent deux fils électrisés. C’est ce sentiment, et lui seul, qui transforme le lecteur en prosélyte fanatique, n’ayant de cesse (et c’est peut-être le sentiment le plus désintéressé qui soit) qu’il n’ait fait partager à la ronde son émoi singulier ; nous connaissons tous ces livres qui nous brûlent les mains et qu’on sème comme par enchantement - nous les avons rachetés une demi-douzaine de fois, toujours contents de ne point les voir revenir. Cinquante lecteurs de ce genre, sans cesse vibrionnant à la ronde, sont autant de porteurs de virus filtrants qui suffisent à contaminer un vaste public : il n’y faut que quelques dizaines d’années, parfois un peu plus, souvent beaucoup moins : la gloire de Mallarmé, comme on sait, n’a pas eu d’autre véhicule - cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui.

Julien Gracq,La Littérature à l’estomac, J.J. Pauvert, pp. 27-30 © 1961, Librairie José Corti