Après Julien Gracq, Guy Dupré ?
PAR JOSEPH VEBRET (ÉCRIVAIN)
Après Gracq, qui reste-t-il de la même stature, d'identique exigence, ayant tout sacrifié à la littérature, sans concession ni compromis ? Trois noms viennent à l'esprit, trois noms quasi inconnus du grand public mais qui tissent depuis des décennies la toile d'une œuvre littéraire majeure, tant dans le contenu que par la démarche.
Pierre Michon et Michel Chaillou, tous deux lecteurs boulimiques, possèdent une connaissance encyclopédique de la chose écrite. Tous deux écrivent peu, publient peu, mais avec une exigence de qualité et d'aboutissement quasi maladive, le souci du vocabulaire, du mot qui fait sens, bref, du style. Tous deux ont cette humilité qui est la marque de fabrique des grands écrivains. Semblables, ils le sont également par le refus de s'exposer en pleine lumière, de parader sur les plateaux télévisés, et par leur souci de retravailler jusqu'au moindre détail la phrase, mais aussi la parole donnée et retranscrite en mots.
Du troisième écrivain, Guy Dupré, capital, salué par Breton, Mauriac, Gracq et Green dès son entrée dans la carrière des lettres, auteur de trois seuls romans avec lesquels il a imposé sa marque - mais quels romans ! il faut avoir lu Les fiancées sont froides pour comprendre définitivement ce que le mot littérature recouvre -, plus reconnu que connu. Marc Lambron dit de lui qu'il est « l'un des plus grands écrivains vivants et finalement, l'un des plus modernes qu'il soit donné de lire aujourd'hui ». La langue est mallarméenne, précise, étincelante ; la phrase construite, complète, solide ; l'inspiration à la hauteur de la force imaginative, les thèmes sacrés, barrésiens, l'Histoire, la femme, le pays, « feue » la France... Mais aussi la littérature, les écrivains, les incontournables, les fondateurs, au travers de textes critiques ou simplement évocateurs, mais qui ne penchent jamais vers la complaisance ou la facilité. Un auteur édifiant, au sens architectural du terme.
Tout aussi discret que Julien Gracq dont il fut proche, et parfois même critique, Guy Dupré a en horreur la confidence et le dévergondage du moi. En ces périodes de médiatisation forcenée où la sphère privée envahit le domaine public, où chacun se donne en spectacle sur écrans interposés, où chacun donne son avis sur tout, surtout s'il n'y est pas légitimement autorisé, Guy Dupré garde ses distances, en observateur attentif et avisé de l'Histoire en mouvement, et de son corollaire immédiat, l'actualité. Il y a du Thibaudet chez ce romancier - mémorialiste ? - octogénaire à l'exquise courtoisie, la curiosité, la bienveillance, mais aussi le goût de la littérature et de la politique, les deux qui s'entremêlent aussi parfois. Déjà, en 1986, dans la revue aujourd'hui disparue Matulu, Bruno de Cressole écrivait : « Par ces temps d'exhibitionnisme triomphal et de verbiage insignifiant, il est à l'image du Sphinx : secret, taciturne, ironique et péremptoire. » Et d'ajouter : « Au rebours de ces rosissantes de manège qui ont leur mangeoire attitrée dans les écuries de la rive gauche, saluons en Guy Dupré un animal de race qui ne court sous aucune casaque et seulement au gré de son plaisir ou de sa nécessité intérieure. Pourquoi écrire sinon, comme le murmurait Borges, "pour soi-même, pour ses amis et pour adoucir le cours du temps" ? » Et de conclure : « En une saison où les maîtres-penseurs ont tous passé l'arme à gauche, où nous n'avons pas eu à tuer nos "pères spirituels" car ils se sont très bien suicidés tout seuls, il est "cet ami qui est venu nous chercher" et nous a donné, comme disait Julien Gracq, "les clés qui ouvrent les chambres scellées de la mémoire où sont inscrites des images ineffaçables". »
Parce que Dupré est inclassable, iconoclaste ; il bouscule les genres, transcende les catégories, met le lecteur en devoir d'attention, l'oblige à faire l'effort de lire, et non survoler, réfléchir, explorer une prose luxuriante et lumineuse. Styliste hors pair, il entrouvre des portes, montre le chemin, pose des jalons, des balises ; au lecteur de s'aventurer et de trouver la sortie, en sachant qu'il ne sera pas le même à l'arrivée. Certes, au fil des pages et de la narration, soutenue par cette écriture somptueuse, on parvient parfois à déceler les inspirateurs, le souffle qui anime l'auteur, celui de Chateaubriand, de Barrès ou de Breton, mais aussi l'influence de Baudelaire, Bernanos, les romantiques allemands, jusqu'à Léon Bloy, Villiers de l'Isle Adam ou Julien Green, plus proche de nous.
Guy Dupré aime à prendre son temps. Il laissa s'écouler vingt-cinq années entre son premier et son deuxième roman, comme s'il avait voulu faire sienne cette affirmation de Gracq : « Toute grande œuvre est d'abord une mise au tombeau et sa formule au fond est toujours la formule de Goethe : meurs et deviens ! » Mais les thèmes sont récurrents, voire obsessionnels : le fidélité, la trahison, le temps de la mémoire - la mémoire affective contre le temps de l'Histoire -, l'Histoire invisible, l'héritage français, la filiation, naturelle et spirituelle, la séparation des sexes et la transmission de la paternité, la cruauté des hommes et la rédemption par la femme, le mariage d'Éros et Thanatos, bref... la comédie humaine sur fond de romantisme absolu, métaphysique, et de biographie d'une France en voie de disparition, mais qu'aucun mot ne « nihilise » jamais.
Il faut écouter Guy Dupré égrainer les souvenirs prégnants de ses chers disparus, l'austère Gracq, l'étrange Abellio, l'énigmatique Sunsiaré de Larcône, et tant d'autres, pour comprendre que l'époque est révolue, qu'une page se tourne, lentement, mais inexorablement.
« Si l'on a pas lu Guy Dupré, dit de lui Pol Vandromme, on doit s'interdire de répéter encore que le grand écrivain méconnu est un bobard romantique. »
GUY DUPRÉ, Je dis nous, La Table Ronde, 440 p.
Les trois romans de GUY DUPRÉ, Les fiancées sont froides, Le grand coucher, Les mamantes, ont été réédités en un seul volume (410 p.) par les éditions du Rocher en octobre 2006.
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lundi 31 mars 2008
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