vendredi 4 janvier 2008

Le mystère de l'écriture à son sommet..Antoine Perraud dans la Croix

Décès de Julien Gracq, le mystère de l'écriture à son sommet

Décédé samedi 22 décembre à Angers à l'âge de 97 ans, l'écrivain français, considéré comme un des plus importants de son siècle, a imposé le champ magnétique de son écriture


L'écrivain Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, pose pour les photographes le 3 décembre 1951 à Paris après avoir reçu le prix Goncourt pour son roman Le rivage des Syrtes, un prix qu'il a refusé (photo AFP).

Il n’excluait pas de mourir, mais continuait bonnement de vivre. Décédé samedi 22 décembre à l’âge de 97 ans, Julien Gracq était catalogué comme l’écrivain des refus depuis qu’il avait décliné, en décembre 1951, le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes.

Il avait pourtant prévenu son monde et il tint parole, après avoir enfoncé le clou dans un pamphlet parfait : La Littérature à l’estomac. Il refusait également que ses œuvres parussent en livre de poche, s’en tenant aux volumes non massicotés de son éditeur artisanal et secret : José Corti. Il refusait aussi de s’exhiber à la télévision et le réalisateur Michel Mitrani, pour la collection « Un siècle d’écrivains », avait juste enregistré sa voix, ne montrant, subrepticement, qu’une image floue de « l’ermite de Saint Florent le Vieil ».

Ainsi le nommait une langue paresseuse comme il la détestait, emplie de clichés mous, lui dont l’exigeante tentative littéraire consistait à « mettre sous tension » des lieux et des personnages, à nimber d’énergique clarté le mystère de l’écriture.
Champ magnétique de l’écriture

Tout avait commencé sous les meilleurs auspices républicains pour le jeune Louis Poirier, selon l’état civil. Lettres supérieures au lycée Henri IV où il reçut l’enseignement du philosophe Alain, dont il devait expliquer plus tard, dans un texte lumineux d’intelligence désobligeante, à quel point cette haute figure marquante du radicalisme de l’époque, avait, en définitive, laissé en lui « si peu de traces ».

École normale supérieure de la rue d’Ulm (avec Georges Pompidou et Henri Queffelec comme condisciples), agrégation d’histoire et de géographie. Et c’est en géographe qu’il arpente différentes galaxies (sympathies communistes dans les années trente, accointances avec le surréalisme et admiration jamais démentie pour André Breton) ; c’est en géographe qu’il cloisonne sa vie de professeur célibataire (dans un lycée du XVIe arrondissement de Paris, il allait discrètement influencer tant d’élèves comme Jean-Edern Hallier).

Mais l’essentiel fut toujours ailleurs, dans ce champ magnétique de l’écriture, qui procède chez lui d’une aimantation : « En une seconde, Heide peupla la salle, le château et la contrée d’Argol tout entière de sa radieuse et absorbante beauté », écrit-il dans son premier livre, publié en 1938 : Au château d’Argol.
Docteur Poirier et Mister Gracq...

Son style d’horloger possédé relève du déchaînement tempéré : « On ne reconnaissait guère la mer des Syrtes dans cette soirée annonciatrice de tempête. À l’abri pourtant encore des flèches de sable, la houle se gonflait déjà d’une longue respiration noire, venue de très loin, menaçante de calme entre les roseaux échevelés. » (Le Rivage des Syrtes).

Tel le feu sous la glace, l’écriture de Gracq consume d’immobiles roideurs. Tout le contraire d’un Céline : « Un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon », note-t-il (En lisant en écrivant), avant de lâcher : « Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don »… Lui, aura toujours exercé sur les bouillonnements de la vie et de l’œuvre un contrôle qu’il sut rendre magique.

« Contre-rôle », c’est le registre tenu en double : Docteur Poirier et Mister Gracq… « Contrôle », c’est aussi la marque du poinçon sur les ouvrages d’orfèvrerie. Cette marque, qui déjà retentit dans son pseudonyme, résonne dans toute son œuvre.

Il y a un solfège des noms propres, repris ou inventés par Julien Gracq dans chacun de ses livres : ils ont tous une puissance préhistorique envoûtante. Son œuvre s’aborde comme on déplie une carte d’état-major : amplitude du geste, acuité du regard, précision des choses et, à l’arrivée, le fantastique des mondes pétrifié.
L’ascétisme du personnage en fit oublier l’humour

Le travail qu’il accomplissait sur la langue semble résumé par ce qu’il écrit, dans La Presqu’île, à propos de « cette heure de fête rapide et menacée, aussi précieuse, aussi passagère que le rayon vert », quand l’Atlantique donne toute sa mesure sur les plages occidentales : « La marée montante et presque étale, avec cette exaspération de son tonnerre sur le sable ferme, qu’on lui voit à ce moment-là, ces derniers coups de bélier plus rageurs contre un obstacle qui se durcit. »

L’ascétisme du personnage en fit oublier l’humour — sa description de grappes de touristes visitant les Causses déchaîne le rire. Sa haute solitude masquait son humble disponibilité. Il a participé de bonne grâce à des émissions de France Culture (« Lettre ouverte », de Roger Vrigny, en 1989).

Il se montrait accueillant dans sa maison du bord de Loire, jouant jusqu’à un âge avancé au boomerang avec Régis Debray, offrant du vin de Porto à Erik Orsenna — qui avait pris pour pseudonyme le nom de la Seigneurie d’Orsenna du Rivage des Syrtes —, accueillant moult jeunes visiteurs.

On croyait que Julien Gracq gravait dans le marbre, alors qu’il inoculait des rémanences : « Les plaisirs dont on est redevable à l’art, c’est, pour les neuf dixièmes, au cours d’une vie, non le contact direct avec l’œuvre qui en est le véhicule, mais son seul souvenir. »

Antoine PERRAUD

Laure Bazantay dans la Croix

23/12/2007 19:59
Laure Bazantay, journaliste à "La Croix" et petite cousine de Julien Gracq : «Il était détaché des attributs de sa notoriété»

« Au mois de septembre dernier, quand nous avons sonné au portillon de sa maison sur la Loire, rue du Grenier, à Sel, Louis nous est apparu fragile. Vouté. Mais si son apparence trahissait sa fatigue physique, son esprit était intact. Toujours au fait de l’actualité mondiale – et sportive, c’était un grand amateur de rugby. Aucun temps de suspension entre nos questions et ses réponses. Sans doute pressentions-nous, ma sœur et moi, que ce moment était notre dernière occasion de le faire parler de lui.

Car son extrême réserve nous avait toujours intimidées depuis notre petite enfance. Mais il s’humanisait peu à peu surtout depuis la mort de Suzanne, sa sœur bien aimée, ne dédaignant pas de nous raconter des souvenirs d’enfance, de notre famille, du lycée ou du temps où prisonnier, il avait été évacué pour cause de maladie largement surestimée.

À l’évocation de ses romans “de jeunesse”, en particulier Le Rivage des Syrtes, il était critique, jugeant son style d’alors baroque, en pleine correspondance avec une personnalité romantique dépassée. Le roman n’avait d’ailleurs plus d’intérêt pour lui. Ses goûts le portaient désormais vers l’essai, notamment politique (il portait peu d’estime à la vie publique d’aujourd’hui), et les textes courts.

Nous lui avons demandé s’il écrivait encore. Il nous a répondu que les mots lui manquaient parfois, à lui qui avait un tel amour de la précision. Et l’envie aussi lui manquait. À propos de son succès, il a souri se souvenant de la fierté et la constante confiance que lui accordaient ses parents. Fidèle à la ligne tracée par son pamphlet La Littérature à l’estomac, il était détaché des attributs de sa notoriété, conscient de l’admiration qui lui était vouée et sans fausse modestie.

Avec philosophie, il prenait ce que la vie lui offrait : ses promenades quotidiennes le long de la Loire étaient depuis peu remplacées par des tours dans son jardin ; il acceptait naturellement les visites, tout comme il répondait scrupuleusement aux lettres qu’il recevait. Sans nostalgie ni regret, il disait que sa vie arrivait à son terme : “Je ne dis plus ‘tu’ à personne.” »

Le roi des Mauges....Nouvel OBS ...bravo Jerôme GARCIN

Par Jérôme Garcin
Le roi des Mauges. Hommage à Julien Gracq
PAR JÉRÔME GARCIN
Julien Gracq est mort le 22 décembre à Saint-Florent-le-Vieil. Récit d’une visite, en 2004

C’était il y a trois ans et le siècle, sur ses épaules maigres, paraissait encore si léger ! Il disait qu’on n’imaginait pas combien, en 1914, les maisons étaient noires et sales à Saint-Florent-le-Vieil – «des taudis». Il ajoutait que la Première Guerre mondiale avait été le seul moment où la France avait été vraiment «unie». Il se souvenait du temps où, avant le Front populaire, le droit de grève n’existait pas dans les lycées ; jeune professeur révolté, il avait été sanctionné par Edouard Daladier. Et puis il avait déchiré sa carte de la CGT le jour du pacte germano-soviétique. Il me parlait de son ami et «contemporain capital» André Breton comme s’il l’avait croisé la veille. Il restait curieux de Sunsiaré de Larcône, la jeune et jolie femme dont Roger Nimier s’était épris et qui était morte à ses côtés, dans les tôles froissées de l’Aston Martin. «Elle avait un tout petit talent littéraire, mais un très joli pseudonyme », ajoutait, mutin et mordant, Louis Poirier, dont la vie sentimentale restera, pour moi, un mystère plus profond que la forêt d’Argol.

Derrière ses rideaux de cretonne, le retraité de l’Education nationale, né avec les exploits du dirigeable Clément-Bayard, s’amusait de s’être survécu ; depuis son balcon en Anjou, il observait en plongée l’Histoire de France. J’aimais aller rendre visite, l’hiver, au plus grand arpenteur-­géomètre des lettres françaises. La dernière fois, le 15 décembre 2004, c’était le jour où l’Académie française recevait Valéry Giscard d’Estaing. Tandis qu’on se pressait Quai-de-Conti, je l’interrogeais rue du Grenier-à-Sel : «Il n’y a aucune raison d’être contre l’Académie – il suffit d’être dehors. On peut s’amuser de la parade de la relève à Buckingham Palace sans vouloir pour autant s’engager dans les Horse Guards. Et puis, de vous à moi, leur Dictionnaire ne vaut rien!»



A 94 ans, l’auteur de « la Littérature à l’estomac » n’avait rien perdu de sa liberté grande. L’indifférence aux honneurs et le dégoût de paraître avaient été le secret de sa longévité. Gracq semblait avoir toujours l’âge insolent auquel, pour « le Rivage des Syrtes », il avait rejeté le prix Goncourt et refusé, par crainte d’un malentendu, de figurer dans les collections de poche, préférant être accessible, avec un coupe-papier, qui est l’épée des écuyers de la lecture, dans des ouvrages non massicotés. Sa seule concession à l’immortalité – « la permission de continuer à vieillir une fois mort » – tenait dans deux beaux volumes de la Pléiade. Car le romancier d’« Au château d’Argol » était le seul écrivain vivant à être relié pleine peau souple et doré à l’or fin. D’ailleurs, depuis que ses romans, essais et carnets avaient été rassemblés sur papier bible, il n’avait jamais cru nécessaire de les augmenter. Cela faisait douze années que l’écrivain des Mauges se taisait, baigné dans un silence «douceâtre de prairie d’asphodèles». S’il n’avait plus le désir de publier, craignant «le livre de trop», il me confiait avoir besoin d’écrire un peu chaque jour. «Par hygiène, ajoutait-il, et pour exercer la mémoire des mots.» Sans les essais et les thèses à lui consacrés, jamais il ne se serait retourné sur son passé littéraire. Ni sur l’illusion flaubertienne, longtemps caressée, de voir ses livres tenir si bien à la langue qu’ils auraient été intraduisibles.


L’œuvre de Julien Gracq était hautaine, mais Louis Poirier était humble. La première habitait des châteaux en forêt, le second logeait dans la maison grise de ses parents, une annexe de la mercerie familiale. Elle était devenue trop vaste pour lui. Il n’en chauffait plus que certaines pièces, réduisant, avec le temps, le périmètre de ses souvenirs. Depuis la disparition de sa sœur Suzanne, qui fut sa protectrice, l’opiniâtre célibataire m’avouait joliment : «Je suis réduit à ma plus simple expression.» Dehors, le potager était en friche et des dalles neuves avaient remplacé les parterres de fleurs. Il est donc mort là où il est né. L’œuvre est somptueuse, mais l’homme n’était guère encombrant et jugeait cocasse de rapetisser. C’est que, sur les quais de Saint-Florent, le vieil âge avait rejoint doucement l’enfance heureuse, entre les claies de châtaignier et les battoirs des laveuses, dans un parfum rassurant de vase tiède.

Sauf lorsque nous allions, selon un rituel immuable, déguster des poissons de la Loire et boire du muscadet à l’Hostellerie de la Gabelle, une gouvernante lui préparait son déjeuner pour 11h30. Après quoi, il écoutait Wagner, faisait son courrier, se passionnait pour la politique étrangère, dont il suivait les soubresauts dans les journaux, regardait « Thalassa » à la télévision, et relisait en boucle ses chers auteurs du XIXe. C’était son siècle des Lumières. Jamais, affirmait-il, le roman, la poésie, et même la politique n’y avaient été plus généreux et fertiles. Dans son cœur, Jules Verne, voisin nantais, occupait une place de choix. «C’est mon primitif à moi.» L’auteur de « Vingt Mille Lieues sous les mers » est mort cinq ans avant la naissance de Julien Gracq. Ils étaient presque des contemporains.

Devenu géographe par amour fou des paysages et paysagiste par dévotion littéraire, il ne se lassait pas d’observer par la fenêtre l’île batailleuse plantée de peupliers où, jadis, il « robinsonnait. » Il répétait qu’on ne connaît jamais un lieu familier. «Cette rue du Grenier-à-Sel, voyez-vous, je l’ai redécouverte il y a quelques années, lorsqu’une femme suicidaire accompagnée de ses enfants a jeté sa voiture dans la Loire. J’ai mesuré pour la première fois combien ma rue était en pente et compris pourquoi l’eau, tout en bas, aspirait les désespérés.» Même le fleuve ensablé, à Saint-Florent, était gracquien.

J. G.

LÉON MAZZELLA dans Liberation

Rebonds
Mes journées chez Julien Gracq
LÉON MAZZELLA journaliste et écrivain.
QUOTIDIEN : jeudi 3 janvier 2008
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ous échangions des lettres depuis quinze ans. Je respectais sa vision des choses : un écrivain n’est que ce qu’il écrit.

Je ressentis malgré tout le besoin de le voir. C’est à Saint-Florent-le-Vieil qu’il m’accueillit en janvier 1999, comme un «lecteur partisan» dans sa maison face à l’Evre - d’où les Eaux étroites découlent, et où je revins chaque année ou presque. Nous avons parlé des heures de littérature et de tout. Nous avons «sifflé» une bouteille de vin d’Anjou avant d’aller déjeuner.

Au fil de nos rencontres et au rebond de ses phrases - il avait une tchatche ! -, j’appris ces petites choses qui ne sont pas dans les livres. En visitant mon monument préféré, j’avais l’impression de visiter Stendhal ou Proust. Le grand écrivain des confins et de l’attente, l’essayiste hiératique et rigoureux, impeccablement fidèle à ses maîtres, était là. Chétif et curieux. Une sensation étrange me saisit, qui me reprit à chaque fois. Je fus surpris d’entendre son opposition, à propos de l’idée de voir ses livres repris en poche : «Cela ne rapporte rien à l’auteur ! Je lisais des Simenon, jeune, dans le Paris-Angers, et une fois leur lecture terminée, je les abandonnais sur la banquette comme des journaux. Ce sont des jetables qui ne méritent pas qu’on s’y attarde.» Son aversion se doublait de la satisfaction de savoir que cinq mille Rivage des Syrtes «sortaient» chaque année. Je rétorquais, au moment de la parution de Belle du Seigneur en Folio, le succès de cette édition courante. Il m’avoua, un peu gêné, ne pas avoir encore lu le roman emblématique d’Albert Cohen. Je le lui adressai aussitôt revenu à Paris. Il le lut poliment.

Lui qui me justifia sa vocation pour une existence en retrait du monde et même son célibat par son expérience du pensionnat, où subir des inconnus vingt-quatre heures sur vingt-quatre lui fit constamment fuir la vie en communauté, aura abordé par accident les rivages du sentiment amoureux dans son œuvre. Tandis que les lumières douces du fleuve entraient par réfraction dans la maison, j’évoquais le bijou intime qu’est son long poème d’amour Prose pour l’étrangère (un texte aussi fort que Lettera amorosa de René Char), lisible en Pléiade et qui n’avait jamais été publié (si l’on excepte une édition hors commerce, à soixante-trois exemplaires, de 1952) : «J’ai toujours été farouche à la publication de textes relevant du domaine privé, mais j’ai fini par accepter sa publication dans les œuvres complètes.»

«Happy few man», austère patron des lettres qui ne me parla jamais d’amour mais plus volontiers de football et qui interpellait la grande rôdeuse : «J’ai l’impression d’être en surnuméraire. Mes amis ont tous disparu.» Ces dernières années, il ne lui arrivait plus rien, mais il continuait d’écrire des fragments.

Sa solitude était troublée par les visites de «fans» comme moi, ou bien par celle du couvreur cet après-midi d’avril 2001 : «Excusez-moi, ça sonne, c’est mon couvreur qui vient pour le toit d’une autre maison que je possède à côté.» Juste de quoi animer sa «vie plate», «si plate qu’elle interdit de fait de tenir un journal». Julien Gracq n’a jamais tenu de journal intime. Qu’on se le dise.

Le salon de réception respirait la paix rassemblée. La retraite dans tous ses états, mâtinée d’une envie de rigoler à l’occasion. Il y livrait ses réflexions ciselées sur la littérature. La vision romantique de l’écriture ? «J’écrirai ou je me tuerai, cela n’a jamais été pour moi.» Le sacre de l’écrivain ? «Pourquoi parle-t-on toujours de Rimbaud et si peu de Racine ? L’un et l’autre cessèrent d’écrire à l’apogée de leur talent.» Sa crainte de voir la langue anglaise étouffer les autres : «Nous finirons par parler français en petit comité, cela deviendra chic. Comme en Russie au temps de Pouchkine, quand les Russes parlaient français entre eux et ne s’adressaient en russe qu’à leurs domestiques.»

Je lisais sa fierté de pouvoir encore réciter Baudelaire par cœur. Je le sentais content de m’épater avec des remarques bien senties sur l’actualité brûlante, histoire de glisser un «je suis encore dans le coup». Sa conversation bifurquait, il pratiquait la sortie de virage, évoquant «tout à trac» une corrida à Aranjuez où toréait Paco Camino, alors que le sujet tauromachie l’agressait.

J’aimais sa gaieté de M. Hulot, au souvenir d’une traversée de la forêt des Landes jusqu’à Hossegor. Il ajoutait, comme on prend un chemin de traverse : «Je n’aime guère le bassin d’Arcachon et le Gois à Noirmoutier à cause de ces étendues de sable à marée basse d’où jaillissent des squelettes de bateaux qui m’évoquent un paysage d’après la débâcle.» Une expression tellement sienne !

Et ce plaisir de le lire en l’écoutant. Son visage s’éclairait lorsque nous abordions les rives de l’amitié : Breton, «qui parlait comme il écrivait»; Jünger, «ah ! l’ambiance casque à pointe de son 85e anniversaire en Allemagne, où je m’étais rendu avec Christian Bourgois».

En lançant une invitation à déjeuner autour d’une bonne table des environs, je découvrais un Gracq gourmand. A la Gabelle, sa cantine, il dévorait : entrée, plat, fromage, dessert. «Choisissez la bouteille de vin», me lançait-il. J’adorais ce «Non !» qui commençait la plupart de ses phrases et qu’un oui suivait de près. Il soulignait, comme l’usage de l’italique dans ses livres donne du relief, combien Gracq a été l’homme du renoncement.

Avez-vous fui les êtres comme vous avez fui les honneurs ? risquai-je un jour. La blessure originelle du pensionnat fut-elle si déterminante ? Il répondit d’un silence entendu.

L’âge avançait comme la nuit tombe. Lors de ma dernière visite, sur le seuil en partant, je le jugeais en pleine santé. Il fit une grimace et un lent mouvement de la main. Et puis il y eut sa dernière lettre, à la mi-octobre 2007, qui s’achevait terriblement par ce «Je ne suis hélas guère plus visitable».

Depuis, j’achetais le journal avec appréhension. Julien Gracq a pris l’autre grand chemin deux mois plus tard. Et je le relirai, ce soir encore.

Dernier roman paru :Flamenca aux éditions la Table ronde.

mercredi 2 janvier 2008

Ile Maurice

Article publié le Lundi 31 décembre 2007.
http://www.lexpress.mu/display_article_sup.php?news_id=100284

DES LIVRES & DES IDÉES
Et si on commençait l’année par la re(lecture) de Julien Gracq ?



En lisant en écrivant , Julien Gracq, Editions José Corti, 306 pages, 17 euros.

C’était l’un des plus grands écrivains d’expression française, le seul à refuser le Prix Goncourt en 1951, pour «Le Rivage des Syrtes». La mort de Julien Gracq (de son vrai nom, Louis Poirier) est l’occasion de lire ou de relire ses œuvres de fiction «Un Balcon en forêt», «La Presqu’île», ses carnets de voyage «La forme d’une ville», «Autour des sept collines», son pamphlet acéré «La littérature à l’estomac», mais surtout son essai, désormais un classique, «En lisant en écrivant», paru en 1980. Je regarde encore la photo de François Mitterrand lisant ce livre dans un avion pendant la campagne présidentielle de 1981. Et dire que Gracq a toujours refusé l’invitation de Mitterrand à se rendre à l’Elysée !

«En lisant en écrivant» comprend plusieurs parties dont les plus importantes sont les 85 pages consacrées à Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola et Proust, les 25 pages où Gracq se penche sur l’écriture, et celles décrivant et analysant la lecture en général. Il y examine aussi le surréalisme, les siècles littéraires, les rapports entre, d’une part la littérature, d’autre part la peinture, l’histoire et le cinéma.

Pour Julien Gracq, lire, ce n’est pas seulement recueillir des idées et des images ou, comme le dit Sartre, faire tourner la toupie qu’est le livre, mais également visiter un domaine en compagnie de l’écrivain-propriétaire : « La lecture d’un ouvrage littéraire n’est pas seulement, d’un esprit dans un autre esprit, le transvasement d’un complexe organisé d’idées et d’images, ni le travail actif d’un sujet sur une collection de signes qu’il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c’est, aussi, tout au long d’une visite intégralement réglée, à l’itinéraire de laquelle il n’est nul moyen de changer une virgule, l’accueil au lecteur de quelqu’un : le concepteur et le constructeur, devenu le nu-propriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n’est pas question de se libérer. » Julien Gracq ajoute qu’il est sensible aux nuances de cet accueil. Par rapport à un Hugo, un Malraux ou un Stendhal, il avoue sa préférence pour un Nerval pour sa gentillesse d’accueil simple et cordiale, une sorte d’alacrité vagabonde et discrètement fraternelle.

Si sa comparaison de la lecture à une visite guidée est célèbre, la critique que fait Gracq, non sans humour, de la critique littéraire ne l’est pas moins: «Ce que je souhaite d’un critique littéraire – et il ne me le donne qu’assez rarement – c’est qu’il me dise à propos d’un livre, mieux que je ne pourrais le faire moi-même, d’où vient que la lecture m’en dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution. Vous ne me parlez que de ce qui ne lui est pas exclusif, et ce qu’il a d’exclusif est tout ce qui compte pour moi. Un livre qui m’a séduit est comme une femme qui me fait tomber sous le charme : au diable ses ancêtres, son lieu de naissance, son milieu, ses relations, son éducation, ses amies d’enfance ! Ce que j’attends seulement de votre entretien critique, c’est l’inflexion de voix juste qui me fera sentir que vous êtes amoureux, et amoureux de la même manière que moi : je n’ai besoin que de la confirmation et de l’orgueil que procure à l’amoureux l’amour parallèle et lucide d’un tiers pensant. Et quant à l’apport du livre à la littérature, à l’enrichissement qu’il est censé m’apporter, sachez que j’épouse même sans dot.» Au fond, ce que Gracq reproche aux critiques, aussi bien de la presse que de l’université, c’est de parler avec parcimonie du plaisir exclusif du livre et de se consacrer plutôt à tout ce qui entoure le livre. Il écrit ailleurs qu’avant même que nous aimions une oeuvre d’art, la critique universitaire a voulu nous l’expliquer.

Comme J.M.G. Le Clézio («Ballaciner»), mais avant lui, Gracq est interpellé par le cinéma. Dans le numéro de juin 2007 du «Magazine littéraire», qui lui est consacré, on trouve d’ailleurs des photos rarissimes de Gracq sur le lieu de tournage de «Lancelot du lac» de Robert Bresson. Son interrogation sur le cinéma est précise : à l’instar d’André Malraux, il se demande s’il pourra exister un jour une culture basée sur la cinémathèque comme la culture traditionnelle l’est sur la bibliothèque : «Tout film, si magnifique soit-il, garde ainsi à la sortie de sa chaîne de production, le caractère d’un objet manufacturé, à prendre ou à laisser tout entier ; non soluble dans le souvenir ou la rêverie, cerné du contour net et isolant de ses images péremptoires et de ses cadrages rigides, il est – si j’ose risquer cette expression – non psychodégradable, un bloc qui peut certes s’enkyster dans le souvenir, mais qui ne s’y dilue, ne l’imprègne et ne l’ensemence pas.» Le scepticisme de Julien Gracq découle ainsi du constat qu’il n’y a pas de travail actif – digression et assimilation – de l’esprit sur l’objet qui l’a requis, mais seulement une sorte de kaléidoscope de la mémoire.

L’espace de cette chronique ne me permet pas d’aborder les nombreuses autres questions analysées lumineusement dans «En lisant en écrivant». Le mieux, comme je l’ai dit, c’est donc de le lire intégralement. Sans oublier «Le Rivage des Syrtes», au programme de l’Agrégation de Lettres en France. Bonne année de lecture et de réflexion ! Les idées, l’île Maurice en aura plus que jamais besoin en l’an 40 de son indépendance…




Issa Asgarally