vendredi 4 janvier 2008

Le mystère de l'écriture à son sommet..Antoine Perraud dans la Croix

Décès de Julien Gracq, le mystère de l'écriture à son sommet

Décédé samedi 22 décembre à Angers à l'âge de 97 ans, l'écrivain français, considéré comme un des plus importants de son siècle, a imposé le champ magnétique de son écriture


L'écrivain Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, pose pour les photographes le 3 décembre 1951 à Paris après avoir reçu le prix Goncourt pour son roman Le rivage des Syrtes, un prix qu'il a refusé (photo AFP).

Il n’excluait pas de mourir, mais continuait bonnement de vivre. Décédé samedi 22 décembre à l’âge de 97 ans, Julien Gracq était catalogué comme l’écrivain des refus depuis qu’il avait décliné, en décembre 1951, le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes.

Il avait pourtant prévenu son monde et il tint parole, après avoir enfoncé le clou dans un pamphlet parfait : La Littérature à l’estomac. Il refusait également que ses œuvres parussent en livre de poche, s’en tenant aux volumes non massicotés de son éditeur artisanal et secret : José Corti. Il refusait aussi de s’exhiber à la télévision et le réalisateur Michel Mitrani, pour la collection « Un siècle d’écrivains », avait juste enregistré sa voix, ne montrant, subrepticement, qu’une image floue de « l’ermite de Saint Florent le Vieil ».

Ainsi le nommait une langue paresseuse comme il la détestait, emplie de clichés mous, lui dont l’exigeante tentative littéraire consistait à « mettre sous tension » des lieux et des personnages, à nimber d’énergique clarté le mystère de l’écriture.
Champ magnétique de l’écriture

Tout avait commencé sous les meilleurs auspices républicains pour le jeune Louis Poirier, selon l’état civil. Lettres supérieures au lycée Henri IV où il reçut l’enseignement du philosophe Alain, dont il devait expliquer plus tard, dans un texte lumineux d’intelligence désobligeante, à quel point cette haute figure marquante du radicalisme de l’époque, avait, en définitive, laissé en lui « si peu de traces ».

École normale supérieure de la rue d’Ulm (avec Georges Pompidou et Henri Queffelec comme condisciples), agrégation d’histoire et de géographie. Et c’est en géographe qu’il arpente différentes galaxies (sympathies communistes dans les années trente, accointances avec le surréalisme et admiration jamais démentie pour André Breton) ; c’est en géographe qu’il cloisonne sa vie de professeur célibataire (dans un lycée du XVIe arrondissement de Paris, il allait discrètement influencer tant d’élèves comme Jean-Edern Hallier).

Mais l’essentiel fut toujours ailleurs, dans ce champ magnétique de l’écriture, qui procède chez lui d’une aimantation : « En une seconde, Heide peupla la salle, le château et la contrée d’Argol tout entière de sa radieuse et absorbante beauté », écrit-il dans son premier livre, publié en 1938 : Au château d’Argol.
Docteur Poirier et Mister Gracq...

Son style d’horloger possédé relève du déchaînement tempéré : « On ne reconnaissait guère la mer des Syrtes dans cette soirée annonciatrice de tempête. À l’abri pourtant encore des flèches de sable, la houle se gonflait déjà d’une longue respiration noire, venue de très loin, menaçante de calme entre les roseaux échevelés. » (Le Rivage des Syrtes).

Tel le feu sous la glace, l’écriture de Gracq consume d’immobiles roideurs. Tout le contraire d’un Céline : « Un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon », note-t-il (En lisant en écrivant), avant de lâcher : « Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don »… Lui, aura toujours exercé sur les bouillonnements de la vie et de l’œuvre un contrôle qu’il sut rendre magique.

« Contre-rôle », c’est le registre tenu en double : Docteur Poirier et Mister Gracq… « Contrôle », c’est aussi la marque du poinçon sur les ouvrages d’orfèvrerie. Cette marque, qui déjà retentit dans son pseudonyme, résonne dans toute son œuvre.

Il y a un solfège des noms propres, repris ou inventés par Julien Gracq dans chacun de ses livres : ils ont tous une puissance préhistorique envoûtante. Son œuvre s’aborde comme on déplie une carte d’état-major : amplitude du geste, acuité du regard, précision des choses et, à l’arrivée, le fantastique des mondes pétrifié.
L’ascétisme du personnage en fit oublier l’humour

Le travail qu’il accomplissait sur la langue semble résumé par ce qu’il écrit, dans La Presqu’île, à propos de « cette heure de fête rapide et menacée, aussi précieuse, aussi passagère que le rayon vert », quand l’Atlantique donne toute sa mesure sur les plages occidentales : « La marée montante et presque étale, avec cette exaspération de son tonnerre sur le sable ferme, qu’on lui voit à ce moment-là, ces derniers coups de bélier plus rageurs contre un obstacle qui se durcit. »

L’ascétisme du personnage en fit oublier l’humour — sa description de grappes de touristes visitant les Causses déchaîne le rire. Sa haute solitude masquait son humble disponibilité. Il a participé de bonne grâce à des émissions de France Culture (« Lettre ouverte », de Roger Vrigny, en 1989).

Il se montrait accueillant dans sa maison du bord de Loire, jouant jusqu’à un âge avancé au boomerang avec Régis Debray, offrant du vin de Porto à Erik Orsenna — qui avait pris pour pseudonyme le nom de la Seigneurie d’Orsenna du Rivage des Syrtes —, accueillant moult jeunes visiteurs.

On croyait que Julien Gracq gravait dans le marbre, alors qu’il inoculait des rémanences : « Les plaisirs dont on est redevable à l’art, c’est, pour les neuf dixièmes, au cours d’une vie, non le contact direct avec l’œuvre qui en est le véhicule, mais son seul souvenir. »

Antoine PERRAUD

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