Article publié le Lundi 31 décembre 2007.
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DES LIVRES & DES IDÉES
Et si on commençait l’année par la re(lecture) de Julien Gracq ?
En lisant en écrivant , Julien Gracq, Editions José Corti, 306 pages, 17 euros.
C’était l’un des plus grands écrivains d’expression française, le seul à refuser le Prix Goncourt en 1951, pour «Le Rivage des Syrtes». La mort de Julien Gracq (de son vrai nom, Louis Poirier) est l’occasion de lire ou de relire ses œuvres de fiction «Un Balcon en forêt», «La Presqu’île», ses carnets de voyage «La forme d’une ville», «Autour des sept collines», son pamphlet acéré «La littérature à l’estomac», mais surtout son essai, désormais un classique, «En lisant en écrivant», paru en 1980. Je regarde encore la photo de François Mitterrand lisant ce livre dans un avion pendant la campagne présidentielle de 1981. Et dire que Gracq a toujours refusé l’invitation de Mitterrand à se rendre à l’Elysée !
«En lisant en écrivant» comprend plusieurs parties dont les plus importantes sont les 85 pages consacrées à Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola et Proust, les 25 pages où Gracq se penche sur l’écriture, et celles décrivant et analysant la lecture en général. Il y examine aussi le surréalisme, les siècles littéraires, les rapports entre, d’une part la littérature, d’autre part la peinture, l’histoire et le cinéma.
Pour Julien Gracq, lire, ce n’est pas seulement recueillir des idées et des images ou, comme le dit Sartre, faire tourner la toupie qu’est le livre, mais également visiter un domaine en compagnie de l’écrivain-propriétaire : « La lecture d’un ouvrage littéraire n’est pas seulement, d’un esprit dans un autre esprit, le transvasement d’un complexe organisé d’idées et d’images, ni le travail actif d’un sujet sur une collection de signes qu’il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c’est, aussi, tout au long d’une visite intégralement réglée, à l’itinéraire de laquelle il n’est nul moyen de changer une virgule, l’accueil au lecteur de quelqu’un : le concepteur et le constructeur, devenu le nu-propriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n’est pas question de se libérer. » Julien Gracq ajoute qu’il est sensible aux nuances de cet accueil. Par rapport à un Hugo, un Malraux ou un Stendhal, il avoue sa préférence pour un Nerval pour sa gentillesse d’accueil simple et cordiale, une sorte d’alacrité vagabonde et discrètement fraternelle.
Si sa comparaison de la lecture à une visite guidée est célèbre, la critique que fait Gracq, non sans humour, de la critique littéraire ne l’est pas moins: «Ce que je souhaite d’un critique littéraire – et il ne me le donne qu’assez rarement – c’est qu’il me dise à propos d’un livre, mieux que je ne pourrais le faire moi-même, d’où vient que la lecture m’en dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution. Vous ne me parlez que de ce qui ne lui est pas exclusif, et ce qu’il a d’exclusif est tout ce qui compte pour moi. Un livre qui m’a séduit est comme une femme qui me fait tomber sous le charme : au diable ses ancêtres, son lieu de naissance, son milieu, ses relations, son éducation, ses amies d’enfance ! Ce que j’attends seulement de votre entretien critique, c’est l’inflexion de voix juste qui me fera sentir que vous êtes amoureux, et amoureux de la même manière que moi : je n’ai besoin que de la confirmation et de l’orgueil que procure à l’amoureux l’amour parallèle et lucide d’un tiers pensant. Et quant à l’apport du livre à la littérature, à l’enrichissement qu’il est censé m’apporter, sachez que j’épouse même sans dot.» Au fond, ce que Gracq reproche aux critiques, aussi bien de la presse que de l’université, c’est de parler avec parcimonie du plaisir exclusif du livre et de se consacrer plutôt à tout ce qui entoure le livre. Il écrit ailleurs qu’avant même que nous aimions une oeuvre d’art, la critique universitaire a voulu nous l’expliquer.
Comme J.M.G. Le Clézio («Ballaciner»), mais avant lui, Gracq est interpellé par le cinéma. Dans le numéro de juin 2007 du «Magazine littéraire», qui lui est consacré, on trouve d’ailleurs des photos rarissimes de Gracq sur le lieu de tournage de «Lancelot du lac» de Robert Bresson. Son interrogation sur le cinéma est précise : à l’instar d’André Malraux, il se demande s’il pourra exister un jour une culture basée sur la cinémathèque comme la culture traditionnelle l’est sur la bibliothèque : «Tout film, si magnifique soit-il, garde ainsi à la sortie de sa chaîne de production, le caractère d’un objet manufacturé, à prendre ou à laisser tout entier ; non soluble dans le souvenir ou la rêverie, cerné du contour net et isolant de ses images péremptoires et de ses cadrages rigides, il est – si j’ose risquer cette expression – non psychodégradable, un bloc qui peut certes s’enkyster dans le souvenir, mais qui ne s’y dilue, ne l’imprègne et ne l’ensemence pas.» Le scepticisme de Julien Gracq découle ainsi du constat qu’il n’y a pas de travail actif – digression et assimilation – de l’esprit sur l’objet qui l’a requis, mais seulement une sorte de kaléidoscope de la mémoire.
L’espace de cette chronique ne me permet pas d’aborder les nombreuses autres questions analysées lumineusement dans «En lisant en écrivant». Le mieux, comme je l’ai dit, c’est donc de le lire intégralement. Sans oublier «Le Rivage des Syrtes», au programme de l’Agrégation de Lettres en France. Bonne année de lecture et de réflexion ! Les idées, l’île Maurice en aura plus que jamais besoin en l’an 40 de son indépendance…
Issa Asgarally
mercredi 2 janvier 2008
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