Le blog de Raphael Sorin11/11/2008
La dispersion de Julien Gracq
Nantes est la ville des coïncidences, lourde de signes et de rêves, toujours surprenante.
J’y retourne souvent, accompagné de fantômes. Jacques Vaché m’attend place Graslin.
Jules Verne rôde rue de la Fosse. Maurice Fourré, Jacques Demy, Charles Monselet, Benjamin Péret, et beaucoup d’autres, voisinent avec les statues de femmes du passage Pommeraye, à deux pas de la Cigale, la plus belle brasserie d’Europe.
Aussi est-ce sans étonnement que le 10 novembre, à midi, une heure avant la proclamation chez Drouant du dernier Goncourt, je me suis retrouvé dans les meubles de Julien Gracq, l’auteur d’un texte implacable, La littérature à l’estomac, dirigé contre la farce humiliante des prix littéraires. Non, je n’étais pas chez lui, rue de Grenelle à Paris, ou dans son village de Saint-Florent-le-Vieil, mais au 10 rue de la Miséricorde, dans l’antre nantais des commissaires-priseurs Couton & Veyrac, chargés par des héritiers «collatéraux» de disperser les livres, les correspondances, les tableaux et le mobilier de l’écrivain.
Tout aura changé de mains le 12 novembre après-midi. C’était donc la dernière fois que l’on pouvait examiner les pauvres biens d’un homme qualifié d’enchanteur et de voyant.
Il fallait l’être, voyant, pour supporter de vivre entouré d’un mobilier aussi hideux ! J’ai touché du doigt, comme pour en exorciser la laideur, un poste TSF Gramophone, un meuble en bois naturel de style néo-breton, un perroquet en bois (très convoité par une vieille dame qui négligeait les dessins de Derain, Pascin ou La Fresnaye proposés à la vente), un lampadaire tripode en fer forgé. En revanche, comment ne pas convoiter le bureau des années cinquante, son bureau, choisi par lui ? «Très demandé», me souffla un des jeunes assistants de l’officine.
Puis j’ai détourné mon regard de ces reliques dépourvues de charme pour m’intéresser aux correspondances. Le catalogue de la vente en reproduit certaines. On se régale. Jean Paulhan, alors que Gallimard avait refusé Au château d’Argol, paru en 1939, chez Corti, essaie de corriger le tir à sa façon, pateline : «Peut-être est-il bon qu’une vieille maison ait de ces erreurs, Proust, Gracq, sur la conscience. Si vous êtes sans rancune, promettez-nous votre prochain roman.» On sait que Gracq finit par tout céder à la Pléiade. Les lettres de Colette, d’André Breton, de Jacques Chardonne, de René Char, de Pompidou, de René Magritte, sont passionnantes. Elles répondent à la réputation intimidante de celui auquel elles s’adressent, qui fut moins isolé qu’on l’a dit.
Et, tout en jetant rapidement un œil aux livres de sa bibliothèque, rares ou ordinaires, j’ai éprouvé un dégoût soudain, une grande tristesse, de la voir ainsi éparpillée, démembrée.
Finalement, ce qu’il y avait, selon moi, de plus digne d’être sauvé n’a aucune valeur commerciale. Il s’agit de vieilles valises remplies de livres scolaires, sorties d’un grenier, avec ses manuels, des classiques, le véritable Rosebud de l’œuvre, la matrice des rêveries érotiques et héroïques d’un petit prof qui inspira à sa manière des femmes aussi exaltées que Sunsiaré de Larcône (morte avec Roger Nimier) ou Suzanne Lilar
mercredi 12 novembre 2008
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