Il y a mille façons de partir à l'assaut d'une ville. Mille manières de l'arpenter, de se l'approprier, d'en saisir les secrets. Celle, par exemple, d'un Julien Gracq découvrant Nantes "à l'aventure", "en petit sauvage", "sans le moindre souci d'en ranger les éléments par ordre d'excellence" (1).
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Extrait
"J'adore les villes qui n'en sont pas. Tous mes amis détestent Los Angeles, alors que je l'ai tout de suite aimé, son climat, son fouillis d'autoroutes, ses palmiers, ses immenses boulevards (...). Je sais depuis longtemps qu'on ne vit pas à l'unisson des "belles villes", même si on ne se lasse pas de les regarder. J'ai été malheureuse comme les pierres à Prague, pourtant une des plus belles villes du monde, mal dans ma peau à Venise, pas toujours très bien à Paris et ainsi de suite. Dans les villes-patchworks, dites sans cachet comme Los Angeles, comme Montréal, dans ces juxtapositions de "villages" faits de bric et de broc, je m'épanouis, je m'insinue dans les interstices, je crée mon espace. Ce sont des villes "entre". Elles ne me terrorisent pas par leur passé, leur monumentalité, leur patrimoine à préserver, leur urbanisme harmonieux. Je suis à l'unisson des villes déglinguées, des friches où le sens est en déroute, espaces nomades où je peux tailler ma place."
"Mégapolis" (page 224.)
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Ou bien celle, plus méthodique, d'Anaïk Frantz et François Maspero, qui sillonnèrent pendant un mois la ligne B du RER parisien en se donnant pour règle de passer une journée autour de chaque station afin de s'imprégner de la moindre parcelle de l'espace urbain (2). Comme Olivier Rolin, on peut décider de mettre ses pas dans ceux des autres, cheminer dans Prague, Lisbonne ou Dublin en mimant les allées et venues de Kafka, de Pessoa ou de Joyce (3). On peut aussi, à l'instar des artistes du groupe Stalker, fuir les espaces habités pour traquer la "ville résiduelle", celle dont l'âme se love dans les terrains vagues et les quartiers en friche.
On peut enfin ne pas choisir, s'autoriser les déambulations les plus variées, admettre que, pour découvrir une ville, tous les "principes d'investigation" sont légitimes. C'est le cas de Régine Robin. Ce refus de tout systématisme n'a rien d'étonnant de la part de cette universitaire hors norme, romancière à ses heures, dont l'oeuvre protéiforme, jalonnée d'études savantes et de textes plus personnels, se déploie depuis une quarantaine d'années à la charnière de l'histoire, de la sociologie et de la linguistique.
Spécialiste de la Bourgogne de la fin du XVIIIe siècle autant que de Kafka et du réalisme socialiste, Régine Robin n'a jamais fait mystère de sa "passion des grandes villes". On se souvient de son vagabondage érudit dans la mémoire architecturale et littéraire de la capitale allemande (Berlin chantiers, Stock, 2001). Le passionnant Mégapolis, qui paraît aujourd'hui, en est un peu le prolongement. Même si l'histoire y est convoquée de façon plus discrète que dans le précédent livre, la méthode est analogue : se définissant comme "flâneur sociologique", l'auteur s'intéresse moins à la "ville réelle" qu'à la "ville fantasmée", cette image que chacun s'en fait à partir de ses promenades, de ses souvenirs et de ses lectures. Cinq "villes-monstres" sont au coeur de l'ouvrage : New York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires et Londres.
Comment "prendre à bras-le-corps" ces cinq mégapoles "fascinantes, troublantes, passionnantes, épuisantes" ? Pour relever le défi, Régine Robin n'a pas manqué d'imagination. A Londres, elle s'est rendue dans "tous les terminus de toutes les lignes de métro", convaincue que cet "encerclement" par la périphérie était le seul moyen de "cerner" cette "ville de fragments, d'éclats (et) de chaos". A New York, en revanche, c'est en remontant Broadway, la colonne vertébrale de Manhattan, qu'elle a eu l'impression de mieux saisir le "halètement" de la ville, "son énergie explosive, magnétique, vitale". A Los Angeles, elle a délibérément renoncé à circuler en voiture : car rien ne remplace le bus ou la marche, explique-t-elle, pour explorer ces vastes "espaces sans qualité" - parkings, rangées d'immeubles... - constitutifs de la cité californienne.
Ce livre est d'abord la chronique, souvent drôle, parfois un brin nostalgique, de ses "performances". Mais il n'est pas que cela. Car Régine Robin est une lectrice et une cinéphile boulimique, qui a le don de faire partager ses enthousiasmes. Ses pérégrinations sont aussi celles de dizaines de personnages de fiction, sur les traces desquels elle n'a pas hésité à marcher : Harry Bosch, le flic des romans de Michael Connelly, qui l'oriente dans les "arcanes" du downtown de Los Angeles ; Bruno Cadogan, le narrateur du Chanteur de tango, de Tomas Eloy Martinez, qui l'emmène sur les lieux de mémoire de la capitale argentine ; ou encore les héros d'Hanif Kureishi, grâce à qui elle découvre le Londres interlope des travestis et des dealers.
"ESTHÉTIQUE DE LA DÉGLINGUE"
Mises bout à bout, ces références finissent par dessiner une sorte de "géographie sentimentale" d'un subjectivisme assumé. Car Régine Robin a ses obsessions. Elle aime "l'esthétique de la déglingue" - les échangeurs, les embouteillages, les klaxons, les sirènes, les affiches publicitaires, les graffitis et les néons criards. Elle avoue son goût pour les chambres d'hôtel donnant sur de grandes artères, les seules qui lui permettent de percevoir le "timbre" de la ville. C'est enfin, comme aurait dit Jean Paulhan, une véritable "métromane", pour qui sillonner le sous-sol d'une ville est aussi instructif que de circuler en surface.
On peut bien sûr ne pas partager tous ses tropismes, la trouver injuste avec Brooklyn et Santa Monica, ou ne pas adhérer à sa vision angoissée du Grand Londres. Il n'empêche. Régine Robin, comme jadis un Baudelaire, un Walter Benjamin ou un Siegfried Kracauer, sait trouver les mots justes pour célébrer la figure du "flâneur". Et pour chanter, avec une foi revigorante dans la modernité, ce qu'elle appelle joliment la "poétique des mégapoles".
MÉGAPOLIS. LES DERNIERS PAS DU FLÂNEUR de Régine Robin. Stock, "Un ordre d'idées", 402 p., 25 €.
(1) La Forme d'une ville, José Corti, 1985.
(2) Les Passagers du Roissy-Express, Seuil, 1990.
(3) Sept villes, Rivages, 1988.
Thomas Wieder
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