Lettrines II, 1974
La vue de la vallée de la Seine vers Meulan m'a rappelé tout à coup les excursions géographiques où mon maître Emmanuel de Martonne entraînait de temps en temps, entre Mantes, Neauphle, et la vallée de Chevreuse, le petit troupeau de ses vrais fidèles. En passant, je me suis souvenu avec précision de l'endroit où, au flanc du versant nord, nous suivions un jour, sous un chaud soleil de mai, le niveau de sources correspondant à l'affleurement des énigmatiques marnes vertes. Dans la connaissance livresque que j'avais à ce moment (je commençai ma licence) de la stratigraphie de l'Île-de-France, le nom de "marnes vertes" me laissait plus que sceptique : je n'avais jamais vu de glaise d'une telle couleur et je pensais que le géologue imaginatif qui avait baptisé ce niveau n'était pas ennemi de la galéjade : on devait parler de marnes vertes comme on parle de vin gris ou de roses noires. De Martonne s'arrêta au bord de la route pour une courte explication, puis, au flanc du fossé d'où suintait un filet d'eau, il donna deux ou trois coups de son marteau de géologue, et ramena au jour un beau morceau de glace à la pistache. J'écarquillai les yeux, comme saint Thomas devant les stigmates, et, de ce jour-là, fermement et pour toujours, je crus.
Lettrines II (1974), Julien Gracq, éd. José Corti, 1974 (ISBN 2-7143-0041-3), p. 149-150
mercredi 22 octobre 2008
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire