Julien Gracq : extrait de Lettrines 2
Villages d'Amérique : lotissements gazonnés, ombreux et verdoyants, où le bornage remplace la clôture; maisonnettes de bois éparses sous les branches et posées sur le sol précairement. Rien n'est enraciné : c'est une maquette de « village fleuri » comme on en voit dans les vitrines des agences; si on soufflait dessus, tout s'envolerait, il ne resterait que les arbres, plus vieux que les murs qu'ils ont fournis. Petites églises blanches et neuves, non plus le coeur du village ainsi que chez nous, mais plutôt une dépendance fonctionnelle analogue à la poste ou au silo de maïs, casées à l'écart, n'importe où, comme une église de plantation au coin d'un champ de canne à sucre. Les cimetières sont des bosquets riants et ombragés, logeant des stèles de pierre au large sur les gazons tondus d'un vert profond : rien de lugubre en ces lieux; ce sont les prairies d'asphodèles beaucoup plus que les caveaux gothiques de l'Europe hantés des goules et des revenants. Dans ces bocages d'Éden pleins de pépiements, où plus rien ne parle du ver rongeur, de la Danse Macabre et du Jugement, brusquement revient en mémoire la mythologie indienne née de cette terre, où les âmes des guerriers morts voletaient réincarnées dans l'oiseau-mouche. Aucun de ces amers' de pierre dressée où s'accrochent les légendes : châteaux, moulins, cloîtres, donjons, calvaires, ruines. Nulle cicatrice d'homme sur la terre : le mound précolombien rentre dans le sol et s'égalise en un mouvement de terrain flou, la maison abandonnée disparaît en fumée comme un tas d'herbes sèches, l'Indian trial de terre battue a moins longue vie que la chaussée romaine. Le signe de la croix lui-même apparaît ici transplanté et exotique : « manière de blanc » à laquelle le paysage et le sol restent indociles, comme l'est aux espèces du pain et du vin cette terre du lait et du maïs.
lundi 22 septembre 2008
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