Lettres - DÉCÈS
Gracq, au large du rivage
Francis Matthys
Mis en ligne le 24/12/2007
L'écrivain français - aux "OEuvres" publiées dans la Pléiade - est mort à 97 ans. L'auteur du "Rivage des Syrtes" avait refusé le prix Goncourt en décembre 1951. Un romancier, dramaturge, essayiste et poète pourtant peu connu du grand public.
Samedi, 22 décembre, à Angers, Julien Gracq s'est éteint à 97 ans. Jusqu'à sa récente hospitalisation, il habitait Saint-Florent-le-Vieil, son village natal du Maine et Loire. Sans doute était-il le plus âgé des grands écrivains français : comment, sous cet angle, ne pas le rapprocher, par exemple, de Julien Green, mort en 1998 à 98 ans ?
De son véritable nom Louis Poirier, l'écrivain qui adoptera le pseudonyme de Julien Gracq en 1939, vit le jour le 27 juillet 1910. Une enfance sans histoire, en bord de Loire, aux côtés de sa soeur; à dix-huit ans, le coeur nourri de lectures à jamais admiratives de Jules Verne et de Stendhal, il part pour Paris où il aura le philosophe Alain parmi ses professeurs à Henri-IV. Histoire et géographieBrillant normalien, c'est vers l'histoire et la géographie que se tourne le jeune homme à la (déjà) stupéfiante culture; en 1934, il passe l'agrégation. La géographie, l'histoire, le professeur Poirier les enseignera tour à tour à Nantes, Amiens et Caen, puis à Paris, au lycée Claude-Bernard, de 1947 à 1970; il y comptera, parmi ses élèves, l'écrivain-météore Jean-René Huguenin (mort en 1962, accidentellement, à 26 ans), dont "La Côte sauvage" continue d'émouvoir ses lectrices et lecteurs. En 1938, le manuscrit de son premier roman, "Au Château d'Argol", se voit refusé par Gallimard. Gracq le confie alors à l'éditeur José Corti auquel il restera obstinément fidèle. Il sera néanmoins "consacré" par Gallimard puisqu'il aura l'insigne honneur d'être l'un des rarissimes écrivains accueillis de leur vivant dans la Pléiade, via deux volumes d'"OEuvres" publiés en 1989 et 1995.
Des oeuvres dont le classicisme de facture ne manqua pas d'en étonner, d'en agacer plus d'un au siècle des Céline et du Nouveau Roman. Un classicisme nourri cependant de romantisme et de Fantastique. Chez Corti, donc, parut "Au Château d'Argol" en 1939; André Breton - l'un des seuls à le lire alors - s'en enchantera et exprimera son enthousiasme, lui si peu friand de romans pourtant. Proche du surréalismeEnthousiasme pour un récit non psychologique - influencé par Edgar Poe, par Baudelaire, par Wagner, par la légende du Graal, voire par Hegel - qui a pour décor un manoir en Bretagne où deux hommes s'éprennent d'une même jeune fille. A André Breton, Gracq consacrera un essai non biographique en 1948, où il éclaire la poésie et la philosophie du surréalisme, mouvement dont il sera très proche sans y appartenir "officiellement", à l'instar d'un André Pieyre de Mandiargues ou de notre prodigieux Paul Delvaux. Delvaux - nom qui sera, plus tard, associé à celui de Gracq lorsque André Delvaux (simple homonymie avec le peintre) tournera "Rendez-vous à Bray" en 1971, avec Anna Karina et Mathieu Carrière, libre adaptation du "Roi Cophetua" (inspiré d'un tableau du préraphaélite Edward Burne-Jones), l'un des trois textes de "La Presqu'île", paru en 1970. Personnalité d'une absolue discrétion (à ce sujet, afin de décourager les indiscrets, il précisait qu'"Il n'y a pas de vie privée"), évitant les feux des grands médias autant que les fuyaient Henri Michaux, Samuel Beckett et Jean Anouilh, Gracq deviendra néanmoins célèbre... malgré lui. En 1950, il publia "La littérature à l'estomac", pamphlet visant les prix littéraires, les écrivains m'as-tu-vu, les critiques s'autorisant à faire la pluie et le beau temps. De Gracq, parut en septembre 51 le plus complexe des romans, "Le Rivage des Syrtes" (qu'on a parfois rapproché du "Désert des Tartares" de Dino Buzzati, sorti en 1940), qui conte une attente de reprise de guerre, après trois siècles de somnolence; guerre qui pourrait se rallumer entre la principauté d'Orsenna et l'une de ses lointaines provinces, le Farghestan. "Si la littérature..."Le 2 décembre 1951, les académiciens Goncourt (parmi lesquels Queneau, Mac Orlan et Colette...) attribueront leur prix à Gracq, au premier tour, le préférant au Giono du "Hussard sur le toit", à la Yourcenar de "Mémoires d'Hadrien", au Beckett de "Molloy" et à l'AlexandreVialatte des "Fruits du Congo". Prix que Gracq refusa, par principe. Six ans auparavant, le futur dramaturge du "Roi pêcheur "avait publié un deuxième roman," Un beau ténébreux", dont l'antihéros, qui évolue dans un hôtel de Bretagne, symbolise le suicide, exerçant sur son entourage la plus démoniaquee fascination. Autre roman de Gracq, "Un balcon en forêt", qui parut en 1958, se déroule dans les Ardennes, entre septembre 1939 et mai 1940, durant la "drôle de guerre" ; de ce livre envoûtant, Michel Mitrani tira un film en 1977. Mais Gracq (qui affirmait, naguère encore, que le seul roman français qui l'ait vraiment intéressé depuis la Libération est le sulfureux "Mont-Dragon" de Robert Margerit) est, autant que de romans, l'auteur de livres qui oscillent entre essais et poésie, de "Lettrines" à "Carnets du grand chemin", en passant par "En lisant en écrivant" ou "Autour des sept collines", à bord desquels se déploient une exceptionnelle maîtrise d''écriture et une non moins extraordinaire finesse d'analyse, qu'il s'agisse d'évoquer Rome, la Loire ou Chateaubriand.
Ecrivain précieux (qui n'aura pas publié vingt livres en plus de soixante ans, dont aucun n'est disponible en "poche"), Gracq est aussi peu connu du grand public qu'il est vénéré par ses lecteurs. En juin dernier, "Le Magazine littéraire" lui consacra un numéro de haut vol, contenant un entretien accordé, cette année, à Dominique Rabourdin. Demain, ce public relativement restreint s'élargira sans doute, lorsqu'il mesurera combien, derrière l'armure d'acier, vibrait un coeur en flammes. Parce que Gracq n'avait rien d'une âme glacée, lui dont il nous plaît de reciter la sentence à laquelle nous ne pourrions assez souscrire: "Si la littérature n'est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales et de créatures en perdition, elle ne vaut pas qu'on s'en occupe."
dimanche 29 juin 2008
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