La belle vie des morts, par Régis Debray
LE MONDE | 10.01.08 | 14h09 •
Sans fleurs ni couronnes ni photos. Pas de cérémonie. Cercueil au feu et cendres au caveau de famille. "Notre plus grand écrivain vivant", Julien Gracq, avait stipulé par écrit que sa mort soit un non-événement, et ainsi fut fait, après Noël. Nous en avions ri de bon coeur, quelques semaines auparavant, dans sa maison de Saint-Florent (personne de plus imprévisiblement drolatique, disert et sociable que ce faux ronchon). "Quand la mort viendra, disait un prudent, j'aimerais mieux être absent. Moi aussi, je crois bien.
- Le fait de disparaître ne vous effraie pas ?
- Non. On ne disparaît pas complètement, on peut se souvenir de vous. Et puis, je suis géographe. Le mot de passe en géographie, c'est l'érosion. On s'éteint comme les plantes."
L'homme du oui à la nature voyait venir sa fin avec la lucidité impeccable et enjouée du stoïcien. Pas important. "Mon corps, ma vie, vous savez, je n'y suis pas ou si peu." Julien Gracq fuyait trop l'emphase et la posture pour se vouloir, tel Saint-John Perse, "la mauvaise conscience de son temps". Ce fondu au noir, logique chez un furtif sans carrière ni biographie, pose néanmoins une question gênante à une époque pour laquelle c'est son niveau de visibilité sociale qui fixe à chacun son degré d'existence. Par-delà la place faite à la littérature dans la Cité du show-biz, naguère à l'estomac, bientôt à la poubelle, il s'agit de savoir si survie et postérité font encore sens.
Notre civilisation est sans doute la première qui, refusant de se laisser interroger par la mort, n'a cure des épitaphes et des tombeaux. Soit. La gloire aujourd'hui est anthume ou n'est pas, pixels et décibels obligent. Nos rituels funéraires sont des lapsus, ou des aveux. Ils disent l'histoire intime de nos modèles d'excellence et de nos machines à rêves. Le complice d'André Breton, qui ne se prenait pas pour un mage et tenait à rester n'importe qui, n'était pas l'ami des hommages officiels. Simplement indifférent, ou goguenard.
Les funérailles nationales, depuis 1920, quand les trois couleurs recouvrirent la bière d'Anatole France, ne portent pas spécialement bonheur aux écrivains. Proust se porte mieux que Barrès. Et Mallarmé que France. Mais les honneurs décernés ou non aux dépouilles de ceux qu'il est convenu d'appeler des grands hommes en disent long sur notre type idéal d'humanité. Le président Sarkozy pourrait accorder sans doute demain des funérailles nationales à Johnny Hallyday, comme de Gaulle l'a fait, en 1945, pour Paul Valéry. Au nom d'une certaine idée de la réussite. Les totems de la Bibliothèque nationale ne sont pas ceux de Disneyland, mais la "Star Ac'" aussi a son merveilleux (inverser une hiérarchie n'est pas verser dans le nihilisme). A chaque époque, ses incomparables qu'on voudrait contagieux. L'accompli d'après-guerre écrivait ; le nôtre chante. Il rêvait en français ; le nôtre se rêve américain. La vidéosphère a changé son héros d'épaule. Affaire de générations.
On jugera candide ou ringarde l'idée, héritée de la Renaissance, que les arts et les lettres sont les seuls aptes à triompher de la mort. Se déduisait de cette honorable présomption que l'oeuvre d'un artiste, qui fera lever, telle une ligne de fuite, un jeu d'échos infini, importe plus que son carnet d'adresses, sa bobine ou ses vices. Qui connaît la gueule de Lautréamont ? Il alla longtemps de soi qu'il y avait un hiatus entre une fugitive personne physique et son alter ego qui nous lègue un monde, ou un nouvel accent. Les deux ne relèvent pas du même univers. Une photo et un tableau, le nu et son modèle, non plus.
C'était le privilège des souverains et des présidents, oints par l'huile sainte ou le suffrage universel, d'avoir deux corps. La carcasse précaire d'un individu inhumé dans son village, Colombey ou Château-Chinon, et son double sublimé, abstrait, immortel et symbolique, qu'on dépose dans la nef de Notre-Dame. Le double enterrement était de rigueur quand on savait distinguer entre le nous d'une nation et le moi-je d'un champion de passage, en charge d'une communauté qui le précède, l'excède et lui succède. Maintenant que les rock stars ont annexé les chefs d'Etat à leur univers survolté et volatil, la chanson politique ne survivra pas au chanteur.
Le tout-à-l'ego ne fait pas l'affaire du développement durable. C'est désormais aux écrivains, aux artistes qui souhaitent échapper au temps par la forme qu'il incombe de réhabiliter la tradition en péril du dédoublement des corps. Pour que l'oeuvre survive à l'ouvrier. Louis Poirier s'est éteint comme le protagoniste du Balcon en forêt, l'aspirant Grange, à l'état civil évasif : "Il tira la couverture sur sa tête et s'endormit." Julien Gracq, lui, n'a pas dit son dernier mot en s'endormant.
Qui sera le plus fantomatique en 2108 ? L'omniprésent du jour ou l'hyperabsent d'hier ? Le premier vit dans la prunelle de millions d'éberlués et s'éclipsera avec eux. Le second hantera longtemps encore l'imaginaire de 10 000 liseurs, puisque tel est, en France, l'effectif mystérieusement stable des envoûtés du style. La secte littéraire est mal vue, mais elle voit plus loin que les hypnotisés de l'image. Le temps a ses vaincus, ceux qui lui courent après, sur les covers, au hit-parade. Et ses vainqueurs, ceux qui lui tournent le dos, les gris artisans du mot juste. A eux le rebond des renaissances posthumes, à eux la belle vie, la vraie. Un pari encore assez plausible pour sauver de l'écoeurement les déprimés du Nouvel An.
Régis Debray est écrivain, directeur de la revue "MédiuM".
Article paru dans l'édition du 11.01.08.
vendredi 11 janvier 2008
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